THE MODERN PHILOLOGY MONOGRAPHS ETUDES CRITIQUES SUR MANON LESCAUT Par PAUL HAZARD ET SES ÉTUDIANTS AMÉRlCfcïNS 8435 THE UNIVERSITY OF CHICAGO PRESS CHICAGO • ILLINOIS UNIVERSITY OF FLORIDA L I B R A R Y éfii *f/jr THE GIFT OP Victor C. rrrandoff THE MODERN PHILOLOGY MONOGRAPHS OF THE UNIVERSITY OF CHICAGO Editorial Committee Philip S. Allen John M. Manly William A. Nitze Tom Peete Cross, Chairman THE Modem Philology Monographs of the Uni- versity of Chicago, established by the Trustées of the University, owe their origin to the désire to publish important studies in the field of Modem Languages and Literatures. Much valuable re- search work remains unpublished either because the material is too extensive for a single number of a journal, or because by reason of its character it is not adaptable to sériai form. It is tins need that the monographs are intended to fill. In publishing this séries the University is earrying out a plan announeed several years ago in Modem Philology. In accordance with that plan the monographs are issued, not at set intervais, but whenever material and funds are available. EDITORIAL COMMITTEE: Philip S. Allen John M. Manly William A. Nitze Tom Peete Cross, Chairman ÉTUDES CRITIQUES SUR Manon Lescaut THE UNIVERSITY OF CHICAGO PliESS CHICAGO, ILLINOIS THE BAKER & TAYLOR COMPANY NEW YORK THE MACMILLAN COMPANY OF CANADA, LIMITED TORONTO THE CAMBRIDGE UNIVERSITY PRESS LONDON THE MARUZEN-KABUSHIKI-KAISHA TOKYO, OSAKA, KYOTO, FUKUOKA, SENDAI THE COMMERCIAL PRESS, LIMITED SHANGHAI ÉTUDES CRITIQUES SUR Manon Lescaut par PAUL HAZARD et ses étudiants américains The University of Chicago Press Chicago • Illinois #4-3.5" Copyright 1959 By Tbe Uniteesitï or Chicago Ail Rights Reserved Published September 1949 Composed and Primed By The University oE Chicago Press Chicago. Illinois. U.S. A. A MES COLLEGUES DU DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS DE L'UNIVERSITÉ DE CHICAGO \ù%61 (o NOTE PRÉLIMINAIRE IES essais qui sont ici publiés proviennent d'une étroite collabora- tion entre des étudiants américains et un professeur français. -* J'ai eu l'honneur d'être l'hôte de l'Université de Chicago pen- dant la session d'été de 1928, et j'ai choisi Manon Lescaut comme sujet de l'un de mes cours. Les étudiants, par des exposés oraux, par des dis- sertations, ont pris une part active à cette même étude. Et voici les résultats de notre commun effort. Les exposés oraux ont été l'œuvre de Mesdemoiselles Esther Mar- hofer (Etat des travaux concernant l'Abbé Prévost et l'Angleterre) et Ethel Vaughan (Etude comparative des textes de 1731 et de 1753) ; de MM. J. N. Carman (Le réalisme dans Manon Lescaut), E. F. Haden et B. Jesse (Les éléments classiques), W. E. Stiefel (Manon Lescaut et Cleveland), C. A. Swanson (Les Mémoires et Avantures d'un Homme de Qualité et Manon Lescaut). M. D. F. Bond, du département d'anglais, m'a remis une sub- stantielle contribution à l'étude des sources anglaises de Prévost; enfin M. W. Thiele, Sister M. Timothéa Doyle, Mesdemoiselles Lillian Cobb et L. C. Swawite, des pages dont la substance s'est in- corporée à telle ou telle partie de ces exposés, dont chacun a été critiqué devant les étudiants et ensuite refondu. A ces essais, j'ai joint un article sur Manon Lescaut, roman janséniste, qui avait paru d'abord dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1924, et qui était lui-même le fruit d'un cours fait en Sorbonne devant les étudiants d'agrégation. Peut-être le souvenir de ce cours, qui m'est resté très cher, ne paraîtra-t-il pas inopportun dans un recueil qui, pour sa modeste part, unit les bonnes volontés d'Amérique et de France, et les montre en action. TABLE DES MATIERES I. De l'Auteur à l'Œuvre 1 II. Les Mémoires et Avantures d'un Homme de Qualité, Manon Lescaut, Cleveland 15 III.'Les Richesses de Manon 29 IV., Jansénisme 47 V.«Le Style de Manon Lescaut 71 VI. L'Abbé Prévost et l'Angleterre 85 VIL Bibliographie Critique 101 Index 111 DE L'AUTEUR À L'ŒUVRE LABBÉ PRÉVOST1 est un heureux homme, dans sa tombe: il a trouvé pour réhabiliter sa mémoire des défenseurs ardents. * A vrai dire, il en avait besoin: car ses contemporains l'avaient fort mal traité, accumulant sur son compte les insinuations dé- sobligeantes, et même les scandaleuses révélations. C'était, préten- daient-ils, un franc débauché; un coureur de louches aventures; en Hollande, il s'était acoquiné avec une ou plusieurs femmes, et avait employé tous les moyens, sauf les moyens honnêtes, pour assurer leur subsistance, et la sienne; un individu capable de tout, non point peut-être par malignité foncière, mais parce qu'étant faible et ami • du plaisir, il avait pris le parti de céder à ses passions, tout simple- » ment. Qu'est devenu l'auteur du Pour et Contre, Maître Didot? — Messieurs, je n'en sais rien. Nul ne le lit, et nul ne le rencontre; Se serait-il refait Ignatien, Bénédictin? Soldat? Comédien? A-t-il enlevé femme ou fille? L'a-t-on mis dans quelque Bastille Pour faux billets au libraire déçu? Est-il à Londres? à Paris? en Turquie? Répondez-donc, Messieurs! dessus ma vie Ce que je sais, c'est qu'il n'est pas pendu. Bref, et sans parler des années qui séparent sa sortie de chez les > Jésuites de sa rentrée chez les Bénédictins, l'abbé Prévost, à en croire les témoins du temps, a mené la plus louche existence entre 1728 et 1734: 1728, départ de Saint-Germain des Prés, rupture avec l'ordre, 1 Les références aux œuvres de l'abbé Prévost seront ici faites d'après l'édition suivante: Œuvres choisies de l'Abbé Prévost. Avec figures. Paris, de l'imprimerie de Leblanc, 1810. 39 vols. in-8. 2 MANON LESCAUT mandat d'arrêt, fuite en Angleterre, en Hollande, en Angleterre en- core; 1734, rentrée en France, et pacification. Médisances, calomnies que tout cela, s'écrient nos modernes biographes, tout remplis d'une vertueuse indignation. L'abbé Prévost était un parfait honnête homme, coupable peut-être de légères pecca- dilles de jeunesse, mais irréprochable par ailleurs. Il y a eu contre lui une manière de conspiration, et ses ennemis ont rivalisé pour donner un sens perfide à ses gestes les plus innocents: on sait de reste que les libellistes du dix-huitième siècle avaient l'imagination fertile, et que le respect de la vérité était le moindre de leurs soucis, quand il s'agissait de raconter quelque anecdote piquante ou quelque fait plaisant. C'est à peine si leurs témoignages valent la peine d'être pris en considération: il serait plus simple de les repousser une fois pour toutes. Les traditions orales, les on dit, ne valent guère davantage. «Je consigne ici quelques souvenirs de famille, rapporte Ambroise Firmin-Didot dans V Encyclopédie moderne, que je tiens de mon oncle Pierre Didot et de mon cousin Henri Didot, tous deux encore vivants (1851) et presque nonagénaires; je les ai souvent entendu raconter à mon père et à mes autres parents. Dès l'âge de trente ans, l'abbé Prévost avait renoncé au vin. Cette résolution, dans laquelle il persévéra toute sa vie, fut le résultat du malheur qu'il eut de renverser son père dans un moment d'égarement causé par l'ivresse; c'était à la suite d'un souper où, surpris avec sa maîtresse par son père, celui-ci tomba dans l'escalier et faillit se tuer.» — Un tel récit ne porte-t-il pas en soi tous les caractères d'une légende? De même: Sainte-Beuve a l'air de citer une bonne autorité, quand il raconte les circonstances bizarres de la mort de l'abbé Prévost: un jour que celui-ci revenait de Chantilly à Saint-Firmin où il habitait, une attaque d'apoplexie l'étendit au pied d'un arbre de la forêt; des paysans qui survinrent le portèrent chez le curé du village voisin; on rassembla avec précipita- tion la justice, qui fit procéder sur le champ à l'ouverture du cadavre, et un cri du malheureux, qui n'était pas mort, arrêta l'instrument et glaça d'effroi les spectateurs. — L'abbé Prévost ressuscitant sous le DE L'AUTEUR À L'ŒUVRE 3 scalpel, et ne revenant à la vie que pour mourir d'une plus cruelle mort, quelle étrange, quelle invraisemblable histoire! En y prêtant l'oreille, Sainte-Beuve est entré, lui aussi, dans la conspiration. Un des points les plus sensibles, les plus gênants dans ce nouveau procès de canonisation, est une indélicatesse que les contemporains ont dénoncée avec une dangereuse unanimité, à une époque très voisine de la date où elle semble avoir été commise. De la part du chevalier de Ravanne, qui connut l'abbé dans ses équipées mêmes, il ne s'agit encore que d'une allusion assez voilée: «Prévost s'en alla à Londres avec sa Lenki, où il éprouva les suites funestes de son amour effréné. Ne pouvant fournir aux dépenses de cette créature, il essaya de la soutenir aux dépens d'autrui; mais ce coup d'essai faillit à lui coûter la vie. Elle lui fut conservée par ceux-mêmes qu'il avait voulu duper.» Chez Charles Jordan, dans son Histoire d'un voyage littéraire fait en 1733 en France, en Angleterre, et en Hollande, ce «coup» est franchement désigné comme une action criminelle. Laissons la parole à Jordan, qui nous décrit les gens qu'il vit à Londres: «Je trouvai ce même jour M. Prévost d'Exilés. C'est un homme fin, qui joint à la connaissance des Belles Lettres celle de la théologie, de l'histoire, et de la philosophie. Il a de l'esprit infiniment, et surtout cet esprit de développement, si nécessaire dans les matières métaphysiques. Tout le monde connaît les agréments de son style. Je ne parlerai point de sa conduite, ni d'une action criminelle dont il s'est rendu coupable à Londres ...» L'abbé Le Blanc, dans une lettre au Président Bouhier, datée du 4 février 1734, précise l'accusation: «Le M. Prévost d'Exilés a failli se faire pendre en Angleterre, en faisant de fausses lettres de change.» Enfin, Bois-Jourdain, dans ses Mélanges historiques (1737), glose ainsi qu'il suit: «Le Pour et le Contre qui a paru en 1733 a été fait par Dom Prévost, Bénédictin, pendant son séjour en Angleterre. Le premier volume est de lui, et de même une partie du second; mais il n'a pu continuer à cause d'une mauvaise affaire qui lui est arrivée. Il s'est avisé de faire une fausse lettre de change vers la fin de l'année 1733; et la chose ayant été découverte, il a été arrêté. Il a été heureux pour lui que cette lettre de change soit tombée entre les mains d'un 4 MANON LESCAUT homme de sa connaissance, qui a bien voulu ne pas le poursuivre ; on ne sait depuis ce temps-là ce qu'il est devenu.» Voilà qui est grave ; voilà qui serait grave, du moins, si les avocats de la défense ne se hâtaient de disculper leur client. Harrisse,1 — qui n'a pas seulement apporté la plus précieuse contribution à la bi- bliographie et à la biographie de Prévost, mais qui l'a pris sous sa protection avec une manière de piété filiale, n'admet pas l'affaire de la lettre de change: c'est un «prétendu crime,» déclare-t-il. Car enfin, il y a lettre de change et lettre de change. L'épigramme même qu'on a fait courir contre Prévost, L'a-t-on mis dans quelque Bastille Pour faux billets au libraire déçu, sert à le disculper, en montrant d'où est née la légende. L'allusion au libraire permet de voir que nous sommes devant un fait très simple, en somme, et fréquent. Prévost se sera cru autorisé à fournir une traite sur son éditeur, en compte de quelque roman non encore écrit, ou non livré. La lettre de change ayant été négociée, mais non acceptée, le détenteur aura porté plainte. Cela suffisait, et suffirait encore aujourd'hui en Angleterre, pour obtenir du magistrat un mandat d'amener. Une dette, plus ou moins contestée: est-ce la peine de mener si grand bruit? Supposons un instant que notre homme se soit vraiment rendu coupable d'une action aussi criminelle: alors le Grand Jury en aurait eu connaissance, la justice aurait suivi son cours. Puisque Prévost n'a pas été condamné, c'est qu'il n'était pas cou- pable. Ainsi Harrisse s'évertue, ajoutant à sa démonstration des argu- ments moraux, destinés à mettre son protégé au-dessus du soupçon: «le simple bon-sens,» conclut-il, prouve qu'il n'a pas commis la vilaine action que ses ennemis lui ont imputée. On a généralement suivi l'opinion de Harrisse; et plusieurs, sur sa foi, se sont indignés contre les légendes dont on a voulu charger la mémoire du bon abbé Prévost, innocent, sensible, et quasi vertueux. Si pourtant on prend la peine de retourner aux sources (c'est une 1 Henry Harrisse, L'Abbé Prévost; histoire de sa vie et de ses œuvres d'après des documents nouveaux. Paris: Calmann Lévy, 1896. DE L'AUTEUR A L'ŒUVRE 5 peine, à vrai dire, qu'on prend bien rarement), on s'aperçoit vite que tous les plaidoyers du monde n'y peuvent rien faire, et que la question n'est pas de celles qui se résolvent par la bonne volonté ou par l'indignation. Même revenu des folles agitations du genre humain, même rentré dans le devoir, l'abbé Prévost ne semble pas avoir mené une vie canonique, si on l'en croit lui-même: «A cinq cents pas des Tuileries s'élève une petite colline, aimée de la nature, favorisée des cieux. C'est là que j'ai fixé ma demeure pour trois ans, par un bail en bonne forme avec la gentille veuve ma gouvernante, Loulou, une cuisinière et un laquais. Ma maison est jolie, quoique l'architecture et les meubles n'en soient pas riches. La vue est charmante, les jardins tels que je les aime; enfin j'y vis le plus content des hommes. Cinq ou six amis ... y viennent quelquefois pour rire avec moi des folles agitations du genre humain. Ma porte est fermée à tout le reste de l'univers ... Je vous embrasse tendrement, mon cher ami, et des deux bras, c'est-à-dire la petite veuve de l'un et moi de l'autre ...» L'abbé Prévost semble avoir obstinément éprouvé pour les femmes, fussent-elles veuves, une grande tendresse de cœur. A bien plus forte raison a-t-il porté contre lui-même, dans ses années désordonnées, des témoignages difficiles à récuser. La lettre qu'il écrivit à Dom Thibault, supérieur général de la congrégation de Saint Maur,le 18 octobre 1728, en quittant l'abbaye de Saint Germain des Prés, est provoquante, menaçante, et venimeuse tout à la fois. La lettre qu'il écrivit de La Haye à Dom Clément de la Rue le 17 no- vembre 1731, montre qu'il pratiquait la restriction mentale sans le moindre scrupule; elle décèle une âme qui ne se croit pas obligée par les serments, et qui se soustrait à ses vœux. «On me reproche d'avoir quitté l'état monastique, dit-il: mais ce reproche ne m'atteint pas, puisque je n'étais pas fait pour le cloître. Aussi bien n'ai-je pas prononcé, au dedans de moi-même, des vœux indissolubles. Forcé par la nécessité, je ne prononçai la formule de nos vœux qu'avec toutes les restrictions intérieures qui pouvaient m'autoriser à les rompre ...» Il faut avoir la conscience singulièrement élastique, pour oser produire un pareil argument. Même dans l'apologie pro domo qu'il a confiée 6 MANON LESCAUT à son journal, Le Pour et Contre, nous trouvons facilement les preuves d'une moralité qui se contentait à peu de frais: reconnaître ses dettes, avoir l'intention de les payer, c'est les abolir; avouer des faiblesses, c'est les effacer. Même sans documents nouveaux versés au débat, il serait très imprudent, en somme, de se porter garant de la vertu de l'abbé Prévost. Or voici qu'après de multiples recherches et le plus patient labeur, une jeune érudite, Mlle M. E. I. Robertson, vient de faire sortir de l'ombre une pièce qui avait échappé aux enquêtes de Harrisse, et qui nous permet de fonder notre impression sur un fait décisif.1 En 1733, pendant son séjour à Londres, l'abbé Prévost a indiscutable- ment commis un crime qui aurait dû l'envoyer à la potence; il a fait circuler une fausse lettre de change; ses contemporains ne le calomni- aient pas en l'accusant. Il figure sur le registre de la prison de Gate- house à Westminster, en qualité de détenu, «sur la forte présomption d'avoir criminellement fait un faux billet à ordre pour la somme de 50 livres, signé Francis Eyles, payable à M. Prévost ou à son ordre; et d'avoir émis le dit billet le sachant faux et dans l'intention de lui dérober la somme de cinquante livres.» Les journaux anglais, que Mlle Robertson n'a pas manqué de consulter après avoir trouvé ce témoi- gnage, fournissent des détails qui achèvent de nous éclairer. Le Daily Post du 27 décembre 1733, par exemple, fait connaître à ses lecteurs qu'on a arrêté une Personne qui a rempli les fonctions de gouverneur chez plusieurs gentilshommes; que cette personne a été incarcérée, pour avoir fabriqué un faux billet à ordre de cinquante livres, et touché l'argent. Le même journal explique le procédé du faussaire: ayant entre les mains une lettre d'un gentilhomme anglais, membre du Parlement, il a enlevé la partie supérieure de la lettre, et écrit un billet à ordre de cinquante livres juste au-dessus de la signature: le billet avait environ deux doigts de haut, et la largeur d'une demi feuille de 1 L'abbé Prévost, Mémoires el Avantures d'un Homme de Qualité, Tome V (Voyage en Angleterre). Edition critique par Mysie E. I. Robertson. Paris, Champion, 1927. (Bibliothèque de la Revue de Littérature Comparée, Tome 38.) DE L'AUTEUR À L'ŒUVRE 7 papier. Un autre journal, le Read's Weekly Journal, met en garde contre l'extension d'une telle pratique: ne laissons dans nos lettres aucun espace libre; soyons prudents. Mlle Robertson poursuit ses recherches; elle nous dira peut-être un jour comment Prévost a pu se tirer d'un aussi mauvais cas; peut-être jettera-t-elle des lumières sur son séjour en Angleterre et en Hollande: souhaitons-le vivement. Dès à présent, on peut exploiter sa découverte pour mieux comprendre un des aspects de Manon Lescaut. Nous ne savons pas quelles réalités ont fourni le caractère de Manon ou celui de Des Grieux; nous ne connaissons même pas la date précise de la com- position du roman: mais au moins saisissons-nous chez l'auteur une certaine qualité d'âme, qu'il n'a pas pu ne pas transmettre aux héros de sa fiction. Quel chant de passion, dans Manon Lescaut! La passion prend, de | page en page, ce caractère dominateur qui la rapproche de l'absolu.. Dès la rencontre de Manon, Des Grieux voit son destin marqué: il est entraîné d'un mouvement irrésistible vers l'amour et vers le malheur. Ce que l'on croyait être la peccadille d'un adolescent trop prompt à s'enflammer se révèle comme un instinct plus fort que l'autorité, que le raisonnement, que la volonté individuelle ; l'abandon est irrémédiable et total. Même trahi et bafoué, l'amant ne peut s'empêcher d'adorer son idole. Manon a pour elle cette même beauté qui faisait que les vieillards, voyant passer Hélène, cessaient de regretter leurs guerriers morts et leur patrie ruinée; l'histoire de son triomphe sur le cœur de l'homme est éternellement vraie; l'abbé Prévost a su donner une forme nouvelle à un thème vieux comme le monde, de tous le plus capable de nous émouvoir. D'où vient, toutefois, qu'un sentiment moins pur se mêle à la i tendre exaltation des personnages? Des Grieux et Manon ont bu le ,' philtre, comme Tristan et Yseut: d'où vient qu'ils n'ont pas la noble allure de ces deux amants fatidiques? Des Grieux et Manon ne sont guère plus âgés que Roméo et Juliette; l'amour vient pareillement 8 MANON LESCAUT surprendre leurs cœurs puérils; et cependant, qui voudrait les ap- parenter sans réserve aux amants de Vérone, ferait tort à Luigi da Porto et à Shakespeare. C'est qu'ils ont, pour reprendre l'expression de Prévost lui-même, j quelque chose d' «ambigu» dans le caractère; non seulement parce qu'ils |v offrent «un mélange de vertus et de vices, un combat perpétuel de bons sentiments et d'actions mauvaises»: mais parce qu'ils montrent pour les solutions louches, pour les partis trop habiles, une subtile prédilection. Le résultat du combat entre le bien et le mal est décidé à l'avance, parce que doucement, ingénument presque, ils se laissent glisser eux-mêmes vers le choix le moins honorable et le plus avan- tageux: de sorte qu'au lieu d'être seulement les victimes déplorables d'un sort hostile, comme Roméo et Juliette, ils mènent une vie à la fois tragique et frelatée, qui mérite en quelque mesure sa propre infortune; et qu'au lieu de braver les lois établies, comme Tristan et Yseut, ils essayent de les tourner; ils sont mis au ban d'une société qui ne tolère pas leur passion, mais ils profitent des tares de cette société même: volontiers ils transigeraient avec elle, si seulement le Lieute- nant de police fermait les yeux. Le lecteur perçoit ce caractère ambigu ; et il partage, au moins par occasions, l'avis qu'exprime le vieux G ... M ...: «Les pauvres enfants! Ils sont bien aimables, en effet, l'un et l'autre; mais ils sont un peu fripons.» s Ne parlons pas de Manon: personne ne prétendra, j'imagine, xqu'elle incarne une scrupuleuse honnêteté. Mais voyons agir Des Grieux, ce fils de famille, ce brillant élève du Collège d'Amiens, ce favori de Mgr. l'Evêque, connu et estimé de tous les honnêtes gens de la ville. Il n'est pas long à berner Tiberge, qui, ayant assisté à la rencontre avec Manon, et pris d'inquiétude, le soupçonne de nourrir quelque mauvais dessein: avec d'autant plus de raison, que Des Grieux laisse échapper l'aveu de son naissant amour. Comment en- dormir la vigilance de Tiberge? En le trompant; en jouant sur les mots; en se servant dextrement d'une habile équivoque. Il est résolu à fuir avec Manon dès la pointe du jour suivant, toutes mesures sont prises; or il s'exprime ainsi qu'il suit: «Tiberge, j 'ai cru jusqu'à présent DE L'AUTEUR A L'ŒUVRE 9 que vous étiez mon ami, et j'ai voulu vous éprouver par cette con- fidence ...» C'est un mensonge; les deux équivoques qui suivent sont encore pires: «Il est vrai que j'aime, je ne vous ai pas trompé; mais, pour ce qui regarde ma fuite, ce n'est point une entreprise à former au hasard. Venez me prendre demain à neuf heures: je vous ferai voir, s'il se peut, ma maîtresse, et vous jugerez si elle mérite que je fasse cette démarche pour elle.» Ainsi, dans le temps même où Des Grieux est saisi par un amour qui prend dès l'abord un caractère fatal, il trouve le moyen de ruser. r II n'a pas d'objection essentielle à ce que Manon fasse les premiers j frais de son entretien, lorsqu'il sort de Saint-Sulpice, et qu'il passe à la friperie pour reprendre l'épée et les galons; il serait dangereux de rentrer au séminaire pour y chercher ses économies; et surtout, comme il dit, «Mon trésor ... était médiocre, et Manon assez riche des libéralités de B ... pour mépriser ce qu'elle me faisait abandonner.» Il ne s'oppose pas non plus à ce que Manon et lui continuent à vivre des soixante mille francs venus du même M. de B ...; s'il s'inquiète,") c'est par prudence, et non pas du tout par moralité. Etre surpris par1 M. de B ..., voilà ce qu'il craint. S'il ne rencontre pas M. de B ..., tout ira pour le mieux: on répartira la dépense sur dix années, à raison de six mille francs l'une; l'arrangement est conforme à la sagesse: c'est l'excès de la dépense, et non point le remords, qui viendra le modifier. Entré dans la Ligue des confédérés, où il fait d'autant meilleure figure qu'«ayant dans la physionomie quelque chose qui sentait l'honnête homme, personne ne se défierait de [ses] artifices,» il confesse sa honte avec le sentiment d'une certaine fierté, avec une complaisance amusée. «Le dirai-je à ma honte? Je profitai en peu de temps des leçons de mon maître. J'acquis surtout beaucoup d'habileté à faire une volte-face, à filer la carte; et m'aidant fort bien d'une longue paire de .manchettes, j 'escamotais assez légèrement pour tromper les yeux des plus habiles, et ruiner sans affectation d'honnêtes joueurs.» Ainsi de suite : ses chutes, voulues par la logique du roman, et davan- tage par le caractère de sa passion, seraient plus facilement excusables, s'il n'avait l'air de transiger avec la honte qui s'accumule sur lui: 10 MANON LESCAUT l'avouer, c'est en quelque manière l'absoudre. «Je dois le confesser à ma honte: je jouai à Saint Lazare un personnage d'hypocrite ...» Encore y a-t-il des expressions moins voulues, plus naïves, échappant comme par surprise à la plume de l'auteur, qui sont capables de caractériser davantage une mentalité. Voici l'homme qui s'excuse d'une infamie en considérant qu'après tout, ce n'est pas la pire de celles qu'il ait commises: et donc, sa faute devient péché véniel, par comparaison; il la portera légèrement. On saisit, dans un tel raisonne- ment, une conscience singulièrement élastique, et qui se contente non seulement du peu, mais du moindre; elle est habile aussi, et prompte à s'excuser. «Quoiqu'à mes yeux cette action fût une véritable friponnerie, ce n'était pas la plus injuste que je crusse avoir à me reprocher ...» Ceci considéré, Des Grieux commet la dite friponnerie, résolument. — Que dire d'une phrase comme celle-ci: «La force de l'honneur, autant qu'un reste de ménagement pour la police, me faisant remettre de jour en jour à renouer avec les associés de l'hôtel de T ..., je me réduisis à jouer dans quelques assemblées moins décriées, où la faveur du sort m'épargna l'humiliation d'avoir recours à l'indus- trie ...» 0 l'honnête homme, pour qui la force de l'honneur et un reste de ménagement pour la police semblent deux motifs égaux! — Cette phrase encore est significative: Des Grieux connaît la loi; il sait que pour qu'il y ait matière à poursuites, il faut qu'il y ait commencement d'exécution; si un vol a été décidé, mais qu'une circonstance indé- pendante de sa volonté ait arrêté dans son cours le projet du voleur, celui-ci ressemble comme un frère au plus parfait honnête homme, et personne n'a de prise sur lui: «Il était clair qu'il n'y avait rien d'abso- lument criminel dans mon affaire; et supposant même que le dessein de notre vol fût prouvé par la déposition de Marcel, je savais fort bien qu'on ne punit point les simples volontés ...» Protégé par le Code même, il peut porter le front haut: il a eu seulement l'intention de voler. Un héros qui veut mériter l'estime et la sympathie des lecteurs, auraient dit les auteurs de Poétiques à la mode d'autrefois, peut se rendre coupable de fautes, et même de crimes; il ne faut pas qu'il les DE L'AUTEUR A L'ŒUVRE 11 excuse d'une manière à la fois agressive et basse, en invoquant l'exemple d'autrui; ni d'ailleurs qu'il s'arrête dans son raisonnement, juste au point où celui-ci devient inutile ou nuisible à son cas par- ticulier: c'est pourtant ainsi qu'agit Des Grieux, présentant à son père cette apologie: «Je vis avec une maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage: M. le duc de ... en entretient deux, aux yeux de tout Paris; M. D ... en a une depuis dix ans, qu'il aime avec une fidélité qu'il n'a jamais eu pour sa femme. Les deux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d'en avoir. J'ai usé de quelque supercherie au jeu: M. le marquis de ... et le comte de ... n'ont point d'autre revenus; M. le prince de ... et M. le duc de ... sont les chefs d'une bande de chevaliers du même ordre. Pour ce qui regardait mes desseins sur la bourse des deux G ... M ..., j'aurais pu prouver aussi facilement que je n'étais pas sans modèles; mais il me restait trop d'honneur pour ne pas me condamner moi-même, avec tous ceux dont j'aurais pu me proposer l'exemple; de sorte que je priai mon père de pardonner cette faiblesse aux deux violentes passions qui m'avaient agité, la vengeance et l'amour.» Déjà l'on pouvait retrouver dans Manon Lescaut nombre de faits \ appartenant à la biographie de l'auteur: données rapides, et de peu d'importance en soi; ou bien traits appuyés, qui sont indispensables pour mieux comprendre l'œuvre. «Je revenais un jour de Rouen ... Ayant repris mon chemin par Evreux ...» Dom Prévost connaissait bien la Normandie: il y a vécu; il y situe la narration qui prépare le roman proprement dit.1 Il place à Amiens le rencontre de Manon et de Des Grieux; lorsqu'on est né à Hesdin, Amiens marque l'étape la plus importante sur la route de Paris. Quiconque a eu des succès 1 M. Edouard Gachot, d'après une étude dont le manuscrit a malheureuse- ment disparu à la mort de son auteur, donne comme réel le point de départ de l'histoire de Manon Lescaut. L'abbé Prévost, se rendant à Paris, aurait ren- contré à Pacy-sur-Eure deux «charettes de transport»; il aurait remarqué, parmi les déportées, une fille «belle et triste»; un jeune homme assez mal vêtu qui avait suivi le convoi lui aurait alors raconté son histoire. Voir E. Gachot, L'Abbé Prévost à Aulouilhi, Figaro (1er avril 1926). 12 MANON LESCAUT scolaires, au temps de sa jeunesse, ne l'oublie pas: c'est une petite vanité humaine, dont les années n'effacent pas le souvenir: Des Grieux est fier des brillantes études qu'a faites l'abbé Prévost. Un rêve d'humaniste traverse, comme une apparition fugace, mais obstinée, la fièvre du récit : une retraite, des livres, des auteurs latins qui charment et occupent un loisir studieux : une telle vision apaise un esprit que la passion agite. Bien plus! on reconnaît un humaniste à ce qu'il sait mettre dans ses propos de l'esprit, du goût; à ce qu'il a pris, au contact des maîtres de l'antiquité, l'habitude et l'art de la persuasion. S'il a des excuses à présenter, il sait leur donner un tour habile. Ainsi Des Grieux capte la bienveillance de son père: celui-ci, «qui était avec cela homme d'esprit et de goût, fut si touché du tour que j'avais donné à mes excuses, qu'il ne fut pas le maître de me cacher ce changement ...» Le chevalier qui parle avec art, et son père qui est touché par une certaine communauté de culture, étant fin connaisseur en matière de rhétorique, sont, ici encore, un reflet de Dom Prévost. A un plus profond degré, la partie ecclésiastique du roman, si l'on peut dire, vient d'une expérience directe, et serait difficilement explicable, si nous ne nous souvenions que l'auteur n'a quitté les Jésuites que pour entrer chez les Bénédictins. A ces rapprochements, dont il serait facile d'allonger la liste, nous pouvons ajouter maintenant une explication qualitative, qui porte sur la tonalité même du roman. La qualité de l'âme de l'abbé Prévost, nous la connaissons mieux, depuis qu'un coin du voile qui couvrait les événements de sa vie anglaise vient d'être soulevé. Il; était ardent, passionné; peu embarrassé par les scrupules; en des\ moments de crise, oublieux de ses serments; la crise passée, prêt à se \ justifier par des arguments trop faciles; d'une indulgence infinie pour - lui-même; tout à fait aimable et tant soit peu fripon. D'où cette note impure que l'on distingue au milieu même des épanchements lyriques et des plus beaux duos d'amour; d'où le caractère de Des Grieux, qui dans sa dégradation progressive est à la fois désespéré, et assez à son aise ; qui, après chaque aventure, trouve les meilleures excuses, et ne s'estime jamais si coupable qu'il ne puisse DE L'AUTEUR À L'ŒUVRE 13 recommencer à faillir; et qui est lié à Manon, non pas seulement par une passion fatale, mais par une secrète complicité. Se procurer l'argent dont on a besoin, à tout prix, en faisant filer la carte dans ses manchettes, ou en écrivant une ou deux petites lignes au-dessus de la signature d'un ami, sur une lettre — le procédé est-il si différent? Il trahit soit le pressentiment des aventures qui attendaient l'abbé Pré- vost, soit le souvenir de ses vicissitudes : en toute hypothèse, une cer- taine qualité trouble de l'âme. Au moins pour une part. Car l'autre aspect du roman — la passion qui naît au hasard d'une rencontre, s'empare des deux amants comme de ses deux victimes, les mène implacablement vers la souffrance; cette fraîcheur de sentiment, cette tendresse émouvante, cette grandeur; cet art si simple et si subtil; et donc, cette qualité éminente qui a permis à l'abbé Prévost de produire un chef-d'œuvre — qui l'expli- quera? II LES MÉMOIRES ET AVANTURES D'UN HOMME DE QUALITÉ, MANON LESCAUT, CLEVELAND EN AUCUN cas, semble-t-il, on ne perçoit mieux les chances que peut courir un chef-d'œuvre — «chances d'être ou de n'être pas» — qu'en comparant Manon Lescaut aux deux romans massifs dont l'un précède sa publication, et dont l'autre la suit;1 nulle part, on ne croit mieux comprendre comment l'imparfait n'est séparé du parfait que par une marge presque insensible ; nulle part, on ne pressent mieux la subtilité des opérations du génie. Nous voudrions montrer ici deux choses: la première, que les Mémoires et Avantures d'un Homme de qualité, aussi bien que Cleveland, sont d'une qualité évidemment inférieure à Manon, que l'abbé Prévost serait resté parmi les auteurs du second ordre, s'il s'en était tenu là. La seconde: que les Mémoires, Manon, et Cleveland sont composés avec les mêmes matériaux, ex- priment les mêmes idées, les mêmes sentiments, obéissent aux mêmes formules, offrent les mêmes caractères. La conclusion suivra de soi. I Dans les Mémoires et Aventures d'un Homme de qualité qui s'est re- tiré du monde, quelle bizarre imagination se déploie! Elle a pour l'incroyable un goût fort prononcé; elle se complaît dans l'extra- ordinaire. Elle ne doute pas de la véracité des songes prophétiques; elle accepte les histoires de revenants, qui sortent de leur tombeau 1 On sait que Manon Lescaut paraît pour la première fois à Amsterdam, «avant Mars 1731» (Henry Harrisse, L'Abbé Prévost; Histoire de sa vie et de ses œuvres, Paris, Calmann Lévy, 1896, p. 168); et que le roman est artificiellement rattaché aux Mémoires et Avantures d'un Homme de qualité qui s'est retiré du monde, dont il forme le Tome VIL La publication des deux premiers tomes de Cleveland est annoncée par la Bibliothèque Belgique comme un fait accompli à la date de Juillet 1731; les tomes III et IV paraissent trois mois après (Harrisse, op. cit., pp. 151-52). 15 16 MANON LESCAUT pour réparer une injustice au bon moment; elle admire les magiciens, comme le chevalier Miracoloso Florisonti, qui tantôt se transforme en ours, et tantôt compose de merveilleux élixirs, inconnus des médecins. Encore ne sont-ce là que bagatelles, qui servent à divertir l'Homme de qualité, chemin faisant: nous avons mieux. Chaque fois excessive et toujours déréglée, cette imagination fantasque manque le tragique de la vie, et court après le mélodrame. Un cordelier est appelé, la nuit, pour confesser secrètement une fille de qualité que ses deux frères veulent tuer, afin de sauver l'honneur de la famille. La fille s'échappe, erre dans Paris, est recueillie par un mousquetaire: son suicide, l'intervention du chirurgien qui tire de son sein l'enfant auquel elle n'a pas voulu donner naissance, l'enterrement clandestin (I, 80-103) : tout cela est horrifique à souhait; Pixérécourt, plus tard, ne trouvera pas mieux — Deux frères aiment la même femme, qui préfère l'aîné et se lie à lui par un mariage secret. L'autre frère, évincé, se glisse dans la chambre nuptiale, se fait passer pour le mari: tout se découvre; colères, horreur, fureur, et tuerie (III, 58-77) — Don Pastrino, méchant homme, a ravi la belle Diana: voici comment ses poursui- vants la retrouvent: «Nous entrâmes; et le premier objet qui nous frappa nous rendit immobiles, et glaça notre sang jusqu'au fond de nos veines. La vieille dona Pastrino était assise auprès d'une fenêtre; dona Diana était à genoux à ses pieds, le sein découvert, et cette horrible femme lui tenait la pointe d'un poignard appuyée sur la gorge. N'avancez pas, s'écria-t-elle en nous voyant, elle est morte si vous avancez ...» (II, 57-58). Et voici la fin de l'histoire: «Trois corps étendus dans des ruisseaux de sang, mon cher marquis entre mes bras, sans mouvement et sans connaissance, don Diego qui s'arrachait les cheveux près de sa fille ...» (ibid., 61-62). Cette imagination est lugubre, aussi. Ayant perdu la femme qu'il adorait, l'Homme de qualité se retire dans un lieu désert, tapisse sa chambre tout de noir, allume des cierges; et une année durant, il reste en contemplation devant le cœur de la morte, qu'il a fait enlever et placer dans une boîte: on a toutes les peines du monde à le persuader d'interrompre cette étrange veillée (III, 279-88). Cette imagination UN HOMME DE QUALITÉ 17 n'est pas toujours saine. Le marquis de Rosemont, élève de l'Homme de qualité, ayant perdu la jeune fille qu'il adorait, achète à la femme de chambre sa robe, ses jupes, son linge : de la robe, il se fait une robe de chambre; des jupes, il se fait faire des vestes, qu'il porte tous les jours. Le même marquis de Rosemont s'éprend d'un jeune Turc qu'il a rencontré par hasard: heureusement, ce garçon Turc se trouve être une fille; mais nous avons eu lieu d'être inquiets; et nous nous écrierons volontiers, avec le précepteur du marquis: «Quoi donc, Monsieur, ... parleriez vous autrement quand il seroit question d'une maîtresse? ... C'est une passion vicieuse dont vous m'avez fait le portrait» (II, 193). Toutes ces inventions se croisent et s'entremêlent, sans ordre et sans mesure. A peine peut-on distinguer le récit principal de tant d'anecdotes adventices; on confond les personnages, on ne reconnaît plus les familles, on est obligé de s'arrêter dans sa lecture pour restituer à chacun son identité. L'intérêt est si généreusement réparti, que chaque individu en obtient un peu pour son compte: on ne sait plus auquel aller. Pas de progression: des rebondissements, des saccades. L'Homme de qualité a dès sa jeunesse des malheurs en France; il part pour l'Angleterre, pour l'Allemagne, pour l'Autriche; il se couvre de gloire en combattant contre les Turcs. Fait prisonnier, il enseigne l'art de la cavalerie au pacha son maître, l'art du luth à la fille du pacha, l'art de lire Télêmaque au sultan; il contribue à un enlèvement au sérail. Ayant épousé la plus belle des Turques, il vit en Italie, où il la perd; puis en France, où il se repose, et nous aussi. Mais non pas très longtemps: voulant reprendre et continuer le roman, l'auteur ne se pique pas d'une ingéniosité nouvelle; il se con- tente de faire voyager une seconde fois son héros, en qualité de Mentor. Ce héros, illustre aventurier ou sage précepteur, est un intarissable bavard. Il commet la maladresse de souligner ses effets, voire de signaler ses digressions: «Je m'aperçois que mes digressions sont longues. C'est un défaut de ma vieillesse. Je veux mériter le pardon du lecteur par le récit d'un événement qui ne lui causera point d'ennui» (II, 331). Sans se gêner, il emmêle les fils sous nos yeux; il insiste lourdement sur les invraisemblances. «La foi du public ne manque pas 18 MANON LESCAUT de se révolter contre les événements extraordinaires. Cette réflexion, qui me naît ici tout d'un coup, est presque capable d'arrêter ma plume, et de m'ôter l'envie d'achever cette première partie de nos voyages. J'avoue que ce qui me reste à dire est capable de surprendre par sa singularité; mais c'est un fait dont mille personnes peuvent rendre encore témoignage, soit en Hollande où il est arrivé, soit en France où il a été connu de la plupart de ceux dont je suis connu moi-même» (II, 194-95). Un tel procédé ne semble pas très adroit. Dans une lettre datée d'octobre 1728, Mlle Aïssé raconte qu'on lit à Paris un livre nouveau, intitulé Mémoires d'un Homme de qualité retiré du monde. Il ne vaut pas grand chose, écrit-elle ; cependant on en lit cent quatre-vingt-dix pages en fondant en larmes — Moins prompts à pleurer, nous sommes encore plus sensibles qu'elle à ses défauts certains. Or s'il est un roman qui nous paraisse plus bizarre encore, plus embrouillé, plus chargé d'un inutile fatras, c'est Cleveland. Ici, l'Abbé Prévost nous demande ce genre de crédit que l'on accorde aujourd'hui aux aventures du cinéma: nous admettrons que le réel est aboli, que l'invraisemblable est la chose la plus simple et la plus naturelle du monde; nous ferons taire l'esprit critique, ce gêneur, ce fâcheux. Il est entendu que par compensation, on nous amusera, on nous éblouira, on nous entraînera d'épisode en épisode; notre âme ne sera pas satisfaite, mais occupée. L'imagination s'élance; la sensi- bilité agit aussi; sans délicatesse, massivement, grossièrement. Tant pis pour ceux qui font les difficiles: cela prouve qu'ils sont d'un mauvais naturel, et voilà tout. «Dans le fond,» dit résolument l'abbé Prévost, «je ne sais si cette lenteur délicate à croire la vérité des faits est fort glorieuse pour les hommes, et s'ils ont raison de s'en faire une espèce d'honneur. Il est clair qu'elle suppose la mauvaise opinion qu'ils ont les uns des autres, et la défiance mutuelle où ils sont de leur droiture et de leur bonne foi.» Non sans de longs préliminaires, une poursuite s'organise. Cleve- land, fils naturel de Cromwell, est sur le point d'épouser la belle Fanny. Mais des obstacles surgissent, comme bien on pense; lord Axminster, père de Fanny, est nommé gouverneur des colonies UN HOMME DE QUALITÉ 19 anglaises, qu'il s'agit d'arracher à l'autorité de Cromwell et de faire rentrer sous l'obéissance du roi; il part; Cleveland le suit, avec un retard difficile à rattraper. Cleveland arrive à la Martinique, lord Axminster a touché à la Martinique, mais il a mis à la voile pour Cuba. Cleveland arrive à Cuba, lord Axminster et Fanny ont gagné la Floride. Ainsi de suite; Cleveland suit sa quête, demandant partout des nouvelles, accueillant comme une bénédiction les renseignements incertains, inlassable et toujours en retard. Il retrouvera lord Ax- minster, Fanny, et leurs compagnons; mais au milieu des sauvages; mais tout nus, et sur le point d'être pris; que dis-je? menacés d'être rôtis par les anthropophages. Nous allons de péripétie en péripétie; et nous frissonnerions, si nous n'étions tentés de rire, trop souvent. — «C'est un récit simple que je promets ici ...» (V, 210). Ecoutons ce simple récit: Cleveland a épousé la belle Fanny, qui lui a donné une fille; il est devenu roi des Abaquis, les a quittés à la tête d'une troupe que décime la maladie. Les Rouintons, ennemis des Abaquis, s"emparent du reste de la troupe; ils font périr les Abaquis à petit feu, puis les dévorent. Cleveland et sa femme sont garrottés; on brûle derrière eux leur fille, toute vive ; et pour que sa femme ne s'en aperçoive pas, Cleveland fait conversation avec elle. Voilà ce que l'abbé Prévost appelle un simple récit. Oui, le réel est aboli. Une femme se sauve avec son séducteur; et quand on la retrouve après dix aventures, elle est pure comme un ange. Un homme d'âge fait la cour à une jeune fille, toute grâce, toute tendresse; quand elle est près de succomber, l'homme d'âge s'aperçoit qu'il s'agit de sa propre fille: car la Cécile qu'adore Cleveland est celle même qu'il croyait avoir été brûlée et dévorée par les féroces Rouin- tons. Les morts ressuscitent. Les méchants deviennent bons, et les bons deviennent tout d'un coup des criminels: au reste, rien ne leur est plus facile que de revenir à la vertu. Ni les coups d'épée, ni les empoisonnements ne tuent. Il existe une île mystérieuse occupée par des colons venus de La Rochelle, et qui mènent une vie à part; ils s'opposent à ce qu'aucun étranger pénètre chez eux; et aussi bien, aucun étranger n'est-il capable de trouver seulement l'accès de leur 20 MANON LESCAUT île. Du pont d'un vaisseau de haut bord, jetez-vous hardiment dans la mer, même si vous ne savez pas nager; un filet tendu sur les flots vous sauvera: du moins c'est ainsi que les choses se passent, dans Cleveland. Comment s'étonner, après cela, des rencontres et des re- connaissances? Les personnages ne sont jamais tellement perdus, ou tellement morts, qu'ils ne se retrouvent: alors on pleure, on s'em- brasse, on est impuissant à exprimer sa joie, on s'évanouit. Cleveland n'est pas moins bavard que l'Homme de qualité: il semble même capable de disserter plus longuement. Il n'insiste pas moins sur l'incohérence de ses propres récits, ne se complaît pas moins aux jeux d'une imagination crédule, romanesque, toujours passionnée et quelquefois malsaine. Il ne met pas moins d'ingéniosité à embrouiller l'action, ou plutôt à la surcharger de péripéties qu'il n'explique qu'avec une désespérante lenteur; les considérations morales se farcissent de trouvailles baroques, et les épisodes les plus romanesques tournent au prêche. En vérité, les maîtres de l'abbé Prévost, Racine et Féne- lon, ne se seraient pas reconnus dans ce disciple intarissable. Modérez- vous, lui auraient-ils dit ; soyez plus simple et plus raisonnable ; prenez garde de tomber dans l'extravagance et dans le ridicule : vous oubliez nos leçons. A ce point, nous semblons être infiniment loin de Manon Lescaut. Court, sobre, d'une vérité psychologique qui jamais ne se dément, entraîné jusqu'à la fin dans un mouvement naturel et logique, com- posé, équilibré, mesuré, le roman présente le plus singulier contraste avec ses deux voisins. Quand on poursuit la lecture des Mémoires et Avantures d'un Homme de qualité, et qu'arrivant au tome VII, on aborde le récit du chevalier Des Grieux, on a l'impression d'aban- donner un monde chaotique, pour entrer tout d'un coup dans l'ordre de la perfection. Et pourtant, il ne s'agit pas d'un changement spécifique: les mêmes traits suffisent à former les images, à la fois dissemblables et pareilles, de l'Homme de qualité, de Cleveland, et de Manon. II L'amour est, selon l'abbé Prévost, la puissance redoutable et fatale qui s'empare du cœur des hommes, et les mène où elle veut. Sup- UN HOMME DE QUALITÉ 21 posez une âme généreuse, un esprit cultivé, une noble condition, garants d'une heureuse vie; puis faites surgir l'amour: tous les désordres suivront, tous les malheurs. Il naît d'un seul coup, ir- résistible; et dès lors c'en est fini de la tranquilité et de la paix; une nouvelle vie commence, pleine de tourments et de douleurs. Mais si cruel qu'il soit, il demeure le bien suprême. Il n'explique pas seulement les déchéances et les crimes, par son irrésistible ascendant: il est le privilège de quelques élus, qui ne croient jamais payer trop cher l'infini bonheur d'aimer. Cette psychologie ne change pas. Elle domine toute l'œuvre de l'abbé Prévost. «0 Dieu! ... pourquoi permettez- vous que les plus parfaits ouvrages de vos mains puissent être corrompus par les passions et défigurés par le vice! Sans ces cruels ennemis, que d'heu- reux naturels se porteroient à la vertu par inclination! que de fruits d'honneur, de sagesse et de modération n'en recueilleroit-on pas pour l'avantage général de la société humaine! L'amour seul est capable de les détruire ... Armez- vous de courage contre cette honteuse faiblesse. Hélas! je sais que le poison est dans le fond de votre cœur. Voyez les funestes effets qu'il a déjà produits ... L'amour est violent;- il est injuste, il est cruel, il est capable de tous les excès, et il s'y livre sans remords. Délivrez-vous de l'amour, et je vous vois presque sans défauts» (III, 56-57). Qui parle ainsi? Est-ce le père de Des Grieux, ou mieux encore l'ami Tiberge? C'est l'Homme de qualité s'adressant à son élève le marquis. — De même: «Je ne saurais douter ... qu'il n'y ait des cœurs formés les uns pour les autres, et qui n'aimeraient jamais rien s'ils n'étoient assez heureux pour se rencontrer. Mais il suffit aussi que deux cœurs de cette nature se rencontrent un moment, pour sentir qu'ils sont nécessaires l'un à l'autre, et que leur bonheur dépend de ne se séparer jamais. Une force secrète les entraîne à s'aimer; ils se reconnoissent, pour ainsi-dire, aux premières approches; et sans le secours des protestations, des épreuves, des serments, la confiance naît entre eux tout d'un coup, et les porte à se livrer sans réserve ...» (I, 196). A quel moment de l'histoire de Manon Lescaut appartient un tel passage? A la rencontre de Manon et de Des Grieux, sans doute? — Point; c'est une réflexion de l'Homme de qualité. Qu'il s'agisse de 22 MANON LESCAUT Cleveland, de l'Homme de qualité, du jeune marquis, de Des Grieux, de Sélima, de Fanny, de Cécile, ou de Manon, toutes pareilles sont les passions de l'amour. Les hommes ne sont ni ambitieux, ni avares, ni joueurs; s'ils désirent les honneurs ou les richesses, c'est pour les mettre au service de leur amour. Les femmes sont faites pour aimer, et pour rien d'autre. Elles sont «tout ensemble la victime de leur propre foiblesse et le jouet des idoles de leur cœur. Elles ont deux guides aveugles et bizarres: leur propre passion et celle des objets qu'elles chérissent. L'amour, qui est toujours un tyran cruel, les traite en esclaves, en même temps qu'il les fait servir à étendre son pouvoir et qu'il les employé comme ses ministres» (Mémoires et Avantures, III, 49). Témoin de cette ivresse et de cette fatalité, l'abbé Prévost s'étonne et se récrie. D'où vient que, conscients du bien, nous sommes ainsi conduits vers le mal? D'où vient que notre raison, si lucide, as- siste impuissante à la ruine de notre volonté? D'où vient que nous obéissons docilement à notre destinée, dès que sonne notre heure? Que se passe-t-il au ciel? Par quelles volontés mystérieuses Dieu régit-il les vies humaines? Faut-il parler de Sort? de Fortune? de Providence, bien plutôt? Cette inquiétude, ce trouble constant, cette anxiété d'une âme qui demeure religieuse dans ses égarements, ce cri lancé vers les espaces célestes, cet appel douloureux où l'on retrouve l'accent de la grande plainte — Mon Père, mon Père, pourquoi m'avez- vous abandonné? — donnent un caractère tout particulier à l'œuvre de Prévost. C'est Des Grieux, distinguant dans son propre cas la fatalité janséniste; c'est Cleveland, qui, dans un certain sens, n'est que l'incarnation romanesque d'un doute philosophique qui se résoud en pragmatisme religieux; c'est l'Homme de qualité, implorant de Dieu au moins la faveur de s'affliger librement: «Il est certain que les hommes ayant reçu de Dieu la vie, et tous les autres biens qu'ils possèdent, le même pouvoir qui les leur a donnés peut les ravir sans injustice. Le Créateur exerce un empire absolu sur tout ce qui est sorti de ses mains; s'il nous en accorde un usage passager, c'est en se réservant toujours le droit d'en disposer en maître. Qui peut douter de ces vérités? Mais si le murmure et la révolte sont interdits aux UN HOIMME DE QUALITÉ 23 créatures; si elles doivent respecter, même en périssant, la souveraine volonté qui les frappe et qui les détruit; la douleur et les larmes ne doivent-elles pas du-moins leur être permises? Leur ôtera-t-on jusqu'à cette malheureuse ressource dans leurs maux et dans leurs pertes? Hélas! puisque nous sommes sans force et sans résistance contre les malheurs qui nous accablent, qu'on accorde au moins ce triste privilège à notre foiblesse, de pouvoir nous affliger avec liberté ...» (I, 275-76). Ces héros, lyriques et dramatiques, ne sont pas si occupés à exalter leur amour, ou à marquer le conflit qui divise leur âme, qu'ils négligent les occasions de se disculper eux-mêmes: alors ils quittent le mode héroïque pour tomber dans les petites habiletés, les compromis, les subtiles excuses. Comme Des Grieux trompe Tiberge à la faveur d'une — équivoque, comme il abuse le bon Père Supérieur de Saint Lazare, comme il ment au capitaine du vaisseau ou bien au gouverneur de la colonie: ainsi l'Homme de qualité, sans trop de peine et même avec un certain plaisir, «fait violence à sa sincérité,» échappe à l'autorité de Guillaume d'Orange en reprenant sa parole, se délivre d'une Anglaise de condition, qui s'est éprise de lui, en jouant sur les mots, lit les lettres de son élève après les avoir dextrement extraites de sa poche, parce que son intention justifie le procédé. Et pareillement encore, Cleveland se concède quelques petites fourberies; par exemple: «Je crus que, pour la défense de l'innocence, il m'étoit permis d'employer la dissimulation, c'est-à-dire les mêmes armes par lesquelles il [Crom- well] cherchoit à l'opprimer ...» (IV, 46). La scrupuleuse honnêteté n'est pas le fait de tous ces gentilshommes : leur âme est tant soit peu frelatée; et sur plus d'un point. Dans le vaste domaine du cœur humain, que l'abbé Prévost régit par des lois toujours identiques à elles-mêmes, et immuables, une province lui est particulièrement chère: la psychologie ecclésiastique. Comme il connaît réguliers et séculiers! Comme il se plaît à recom- mencer leur portrait, d'œuvre en œuvre! Tantôt il prend un accent de rancœur, qu'expliquent assez ses propres vicissitudes; tantôt il considère, avec un air de malice amusée, la grande candeur qui demeure au cœur de certains prêtres, même quand ils n'ignorent plus 24 MANON LESCAUT rien de la misère humaine; tantôt il rend justice à l'amitié, au dévoue- ment, à l'esprit de sacrifice, aux vertus que prodigue inlassablement un Tiberge: mais quelle que soit la variété des figures, vous verrez toujours apparaître dans les romans, fût-ce aux moments les moins attendus, soutane noire ou robe blanche. Discussions théologiques, descriptions de couvents ou d'abbayes, portraits de moines, occupent une place considérable dans sa production. Souvent, au milieu des tempêtes du monde, s'exprime la nostalgie de la vie paisible des cloîtres: «O chère solitude! ... doux asile d'un cœur agité trop long- temps par les caprices du monde et par les passions, me serez-vous bientôt rendu? Ne me sera-t-il pas permis de faire du-moins un essai de repos avant que de passer à l'éternelle tranquillité du tombeau?» (Mémoires et Avantures, III, 140.) Si la psychologie est dominée par ces traits généraux, quoi d'éton- nant à ce que certains caractères particuliers offrent de frappantes ressemblances? Noble, généreux, prompt à reconnaître la haute valeur des bonnes lettres; mais vif, mais emporté, mais ayant le cœur fait «d'une certaine sorte,» et tel qu'il ne peut résister à un sourire de femme; entraîné par sa passion à toutes les extrémités, le jeune marquis qui s'engage dans la vie sous l'autorité de l'Homme de qualité, est un premier crayon, semble-t-il, du personnage de Des Grieux. «Le caractère incompréhensible des femmes,» comme dit notre abbé, fait le malheur des hommes, soit par l'inconstance, c'est le cas de Manon; soit par la jalousie, c'est le cas de Fanny; soit par quelque trouble passion, c'est le cas de Cécile.1 Tendres, dévouées, capables de combler de félicité celui qu'elles aiment, tout d'un coup elles changent: un nuage a passé, inconstance, jalousie, ombrageux caprice; elles sont méconnaissables: et cependant, elles sont adorables, toujours. L'abbé Prévost a une spécialité, entre toutes : il peint excellemment les derniers 1 Notons toutefois que cette psychologie n'atteint toute son efficacité et ne trouve sa constante formule qu'à partir du Tome V des Mémoires et Avantures d'un Homme de qualité. Avant, les femmes que décrit le héros du roman (Sélima, Dona Diana) sont toutes belles, toutes bonnes. Après, et dès sa rencontre avec l'Anglaise de qualité dont il favorise la fuite en France, et qui l'attend chez lui, la psychologie des femmes devient plus complexe, plus réelle. UN HOMME DE QUALITÉ 25 moments des femmes aimées. Rappelons-nous la tendre et profonde poésie que dégage le récit de la mort de Manon; et lisons, après cela, deux autres récits qui appartiennent aux Mémoires et Avantures: l'un n'a qu'une valeur épisodique; l'autre a trait à dona Diana, éperdu- ment aimée du jeune marquis: Le bois n'était pas épais, et nous en sortîmes heureusement, après avoir marché environ un quart-d'heure. Je la pressois sans cesse d'avancer ... A peine eûmes-nous fait une [lieue], que la demoiselle, qui avoit marché jusqu'alors avec courage, me dit qu'elle n'en pouvoit plus, et qu'il lui étoit impossible d'avancer. Il faut se faire effort, lui dis-je; nous sommes exposés à être poursuivis, et il n'y auroit pas de sûreté à s'arrêter ici. Hélas! me répon- dit-elle, ôtez-moi donc la vie; car je n'ai plus la force de faire un seul pas. Elle s'assit à terre, et elle trembloit d'une manière à inspirer la compassion ... Le jour commençoit à paroître. Nous aperçûmes quelques maisons qui avoient l'apparence d'un village; nous en prîmes le chemin pour y trouver du secours. Il étoit trop tard pour ma pauvre compagne. Elle se laissa tomber tout d'un coup; et, comme je voulois la relever, pour la reprendre sur mes épaules, elle me dit qu'elle se mouroit, et qu'elle n'espéroit pas pouvoir aller plus loin ... Je la pris par la main, qu'elle serra, comme pour me remercier de mes services, et elle expira un moment après. Je me sentis si touché et si affoibli, que je crus être aussi à ma dernière heure; mais la fraîcheur du matin et quelques moments de repos m'ayant un peu remis, je me chargeai du corps, et je le portai jusqu'au village, où je donnai quelqu'argent au curé pour la faire enterrer [II, 13-15]. La mort de dona Diana: Je ne sais si l'on pourra lire ce récit sans émotion; mais il est certain que le cœur le plus insensible auroit été touché d'un si tendre spectacle. Le marquis continuoit de tenir la main de son amante entre les deux siennes. Il la regardoit défaillir sans qu'il pût prononcer une seule parole. Chaque soupir qu'il lui voyoit pousser le réduisoit au désespoir. Pour elle, on l'entendoit dire quelquefois d'une voix interrompue, et qui commençoit à s'éteindre: Adieu, mon cher marquis, souvenez-vous de moi: je meurs votre épouse. De temps en temps elle faisoit un effort pour lui serrer la main ... J'affectois de les exhorter tous deux à prendre courage et à se soumettre aux ordres du ciel: mais ma fermeté n'étoit que sur mon visage; et je me tournois souvent pour essuyer des larmes que je n'étois pas le maître de retenir. Pourquoi m'occuper si long temps d'un si triste objet? Enfin l'aimable et l'infortunée Diana poussa un soupir qui fut le dernier de sa vie ... Elle ne me parut pas changée par 26 MANON LESCAUT la mort. Des traits aussi réguliers que les siens ne pouvaient pas être aisément défigurés: si l'on excepte un peu de pâleur, on l'eût prise pour une personne fatiguée qui donnait d'un sommeil doux et paisible [II, $2-83]. La mort de Cécile, dans Ckvcland, n'est pas moins touchante. Quand les femmes aimées viennent à mourir, les aspérités du caractère s'effacent; les aventures qu'elles ont fait courir, les maux qu'elles ont causés, ne sont désormais qu'un cher souvenir; déjà elles n'appar- tiennent plus à la terre, il faut concentrer sur les derniers moments qui leur restent à vivre la force d'affection dont les mortels sont capables : tout n'est plus que pathétique douceur, pure passion, surhumaine tendresse. Si nous considérons enfin la technique des trois romans, nous ne manquerons pas d'être frappés par de nombreuses similitudes. Il s'agit dans chaque cas d'un héros qui, se racontant lui-même, parle à la première personne, et fait devant nous sa confession. Ce héros ne craint pas d'insister sur le caractère particulièrement tragique de tel ou tel épisode; au contraire, il prend soin de préparer ses effets, de les accentuer; il est toujours le plus malheureux des hommes, et toujours l'événement qui s'apprête pour lui est le plus terrible des événements; il lui plaît d'annoncer avec quelque emphase qu'il va porter l'auditeur au comble de l'émotion. De courts dialogues, des lettres, viennent de temps à autre diversifier le récit: celui-ci, dans l'ensemble, con- stitue un appel constant et direct à la sensibilité du lecteur. Les aventures naissent en un clin d'œil, s'embrouillent, viennent compliquer à souhait la situation du personnage principal. Elles se débrouillent avec encore plus de facilité. Des Grieux s'est échappé de Saint-Lazare en traitant le Père Supérieur de la façon que l'on sait; il a tué un gardien; il s'est mis dans un cas pendable; aussi ne se montre-t-il qu'avec crainte dans les rues de Paris. En un tourne-main, le voilà rassuré: le Père Supérieur a caché à M. le Lieutenant général de police les circonstances de l'évasion; il a empêché que le bruit de la mort du portier ne se répandit au dehors: Des Grieux n'a plus de sujet d'alarme; les rues de Paris lui redeviennent un pays libre. — A la colonie, il se bat en duel avec Synnelet, et perce d'un coup si vigoureux son adversaire, que ce dernier tombe sans mouvement. Mais il sera UN HOMME DE QUALITÉ 27 vite rassuré: «Le corps de Synnelet ayant été rapporté à la ville, et ses plaies visitées avec soin, il se trouva, non seulement qu'il n'étoit pas mort, mais qu'il n'avoit même pas reçu de blessure dangereuse» (III, 497). Cette façon de faire surgir, puis d'aplanir les obstacles, ap- partient à l'art poétique de l'abbé Prévost; c'est encore un procédé qu'il applique invariablement, qu'il s'agisse des Mémoires et Avantures, de Cleveland, on de Manon. Pour prêter au récit un caractère vraisemblable, il a soin d'évo- quer un décor historique, comme toile de fond. Il nous donnera tou- jours l'indication des villes, des rues, des maisons; il nous parlera des grands personnages qui dominent la scène, ici Cromwell, ailleurs Louis XIV ou le Régent ; il nous apprendra que la mode n'est plus au ton de l'ancienne cour. Les idées politiques, les courants religieux qui teintent une époque d'une couleur particulière, ne seront pas négligés par lui. Il ira jusqu'aux personnalités, jusqu'aux allusions à tel ou tel individu, jusqu'aux anecdotes et jusqu'aux faits divers. Volontiers mobile, il ne restera pas longtemps dans les mêmes régions, dans les mêmes pays; ses héros ont la manie du mouvement. Mais où qu'ils soient, et qu'ils se transportent en Turquie, en Virginie, ou simplement flans un autre quartier de Paris, ils ne laissent pas de peindre le milieu où ils vivent, tantôt brièvement et gauchement, tantôt avec beaucoup d'habileté technique. Le futur compilateur de l'Histoire générale des voyages a pour l'inconnu, pour le lointain, une spéciale prédilection. Il a si longtemps fait errer l'Homme de qualité dans les diverses parties de l'Europe, et jusqu'en Turquie; il a si longtemps fait errer Cleveland en Amérique, qu'il peut bien envoyer Manon et Des Grieux à la Nouvelle Orléans: c'est son habitude. Si quelque Dieu tutélaire n'avait à ce moment retenu sa plume, un nouveau roman — roman psychologique; roman d'aventures; roman historique et géographique — aurait pu commencer là. III A quoi tient la perfection de Manon? A quelque nouveauté sub- stantielle, qui n'apparaît ni dans les Mémoires et Avantures, ni dans Cleveland? N'allons pas le croire. Songeons, bien plutôt, à ces sœurs 28 MANON LESCAUT dont les unes sont belles et les autres laides, et qui se ressemblent ce- pendant, et qui portent sur leur visage l'air de famille le plus marqué. Des traits moins appuyés, des nuances mieux assorties, des proportions plus justement observées, suffisent à faire la différence. Une fois, une seule fois dans sa vie, l'abbé Prévost a trouvé l'art de la mesure; il s'est servi de son imagination vive et brillante, en l'arrêtant juste au point où elle allait devenir excessive ; il a utilisé son sens du pathétique, sans lui permettre d'aller jusqu'au mélodrame; il a tracé un portrait d'amant, passionné, violent, tendre, et tel enfin qu'il se plaisait à les rendre toujours, mais en interdisant à l'aventure de prendre le pas sur la psychologie; grand connaisseur du cœur des femmes, il a peint Manon dans le style dont il se sert pour ses autres héroïnes, mais sans diluer ses couleurs. Il a montré l'invincible attrait et l'âpre tristesse de l'amour païen, c'est son thème favori, non pas avec plus de force, mais plus discrètement. Il a renoncé à la tentation, à laquelle il avait cédé toujours, de transformer un épisode en un roman volumineux : peut- être tout le secret de la différence tient-il dans cette restriction, dans cette limitation volontaire ou imposée. Par endroits, en lisant Manon, on craint de voir arriver un développement outré, un épisode peu vraisemblable; l'abbé Prévost est à la limite, on croit sentir qu'il a grande envie de s'abandonner à ce que son génie a de trop indulgent : or il s'arrête, et refuse de se donner carrière; il demeure aisé sans devenir facile. Un moment d'oubli, une légère faiblesse, une ligne moins sûrement tracée, une couleur alourdie, nous ramèneraient à ses autres romans; nous les sentons trop voisins et trop proches pour n'appréhender pas ce retour. La matière et la manière des trois œuvres sont sensiblement pareilles; la différence de qualité, que la postérité a sanctionnée en sauvegardant Manon, et en abandonnant les Mémoires et Avantures aussi bien que Cleveland; la différence de qualité, apparemment si étrange entre soi-même et soi-même, ne vient que du sentiment instable d'une juste mesure. Rare et subtile chance, heureusement saisie! Parmi tant de chances de n'être pas, le chef- d'œuvre doit son être à un instant d'équilibre, aussitôt rompu. III LES RICHESSES DE MANON "ANON LESCAUT, d'apparence frêle et légère, est pourtant chargée de multiples richesses; elle implique au moins trois attitudes diverses, devant l'art et devant la vie. Nous allons les considérer. M' A-t-on remarqué déjà ce que l'abbé Prévost devait au classicisme, tant par ses goûts spontanés que par sa formation? Ce sont de bons latinistes que les Jésuites, ses premiers maîtres; et c'en sont de meilleurs encore que les Bénédictins, ses collègues très savants; il a la mémoire ornée des souvenirs de l'histoire ancienne: pense-t-il à Tiberge, il se rappelle Pylade; il parle d'un zèle et d'une générosité en amitié qui «surpassent les plus célèbres exemples de l'antiquité.» Il sait tout le respect que l'on doit à Horace, et commence son récit sous ses auspices: c'est son précepte Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici, Pleraque différât ac praesens in tempus oraittat. .Des Grieux, qui sur tant de points lui ressemble comme un fils, ne laisse pas d'être fier de ses succès au collège, de sa culture, de l'habileté de son éloquence, apprise aux bonnes sources. C'est un humaniste; comme font volontiers les humanistes, il accorde une attention toute spéciale aux pages profanes des bons auteurs: plaisantes imaginations, qui viennent adoucir et compenser la sévérité de leur labeur. Con- fisqué par son père, Des Grieux trouve dans l'étude une occupation, un divertissement, des souvenirs, de l'espoir. «On me donna des livres qui servirent à rendre un peu de tranquillité à mon âme. Je relus tous mes auteurs. J'acquis de nouvelles connaissances. Je pris un goût infini pour l'étude ... Les lumières que je devais à l'amour me firent trouver de la clarté dans quantité d'endroits d'Horace et de Virgile 29 30 MANON LESCAUT qui m'avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrième livre de l'Enéide; je le destine à voir le jour, et je me flatte que le public en sera satisfait ...» Voyez cet amoureux déçu, qui console sa vanité par la perspective d'une pu- 1 ilication à la fois érudite et profane ! Aussi bien le rêve qu'il fait, quand il cherche à se reprendre et à oublier Manon, est-il un rêve d'huma- niste : la paisible retraite à laquelle il aspire, bien plutôt que celle des ascètes du désert, est celle d'Horace à Tibur. Racine est parmi les auteurs préférés de l'abbé Prévost; Des Grieux et Manon le citent, comme un ami toujours présent à la pensée, et que l'on peut travestir sans irrévérence, tant il est devenu familier.1 Plus d'un passage du roman éveille un écho racinien: même densité, même intensité de passion sous la forme la plus simple; même poésie. L'amour qui domine ce roman, «C'est Vénus tout entière à sa proie attachée ...» A cette double école, celle des Anciens et celle des Classiques, l'abbé Prévost a pris l'exemple de cette unité de ton, de cette noblesse simple et aisée qui caractérise l'allure de son roman. Il sait donner une dignité soutenue à cette matière souvent bourgeoise et quelquefois 1 Manon Lescaut: Manon dit : Moi, vous me soupçonnez de cette perfidie? Moi, je pourrais souffrir ce visage odieux, Qui rappelle toujours l'Hôpital à mes yeux? Des Grieux, continuant le jeu, lui réplique: J'aurais peine à penser que l'Hôpital, Madame, Fût un trait dont l'Amour l'eût gravé dans votre âme. ( 'f. Racine, Iphigénie, Acte II, scène 5: Eriphile Moi, vous me soupçonnez de cette perfidie? Moi, j'aimerais, Madame, un vainqueur furieux, Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux! Iphigénie ... Ces mots, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme. LES RICHESSES DE MANON 31 vulgaire: tout de même que Racine, prenant comme sujet de ses tragédies les faits passionnels dont on a souvent fait ressortir la brutalité, les parait d'un lustre que la condition de ses héros ne suffit pas à expliquer, et qui vient des ressources profondes de son art. Il y a quelque chose de classique dans la manière de l'abbé Prévost; rien qui ne soit utile, rien qui ne vienne à sa place, rien que n'entraîne un mouvement ordonné. Dès le Prologue, l'écrivain nous donne l'impres- sion du bon ouvrier de lettres, qui connaît la technique: avec quelle science des effets, et avec quelle sobriété tout à la fois, n'excite- t-il pas chez le lecteur un intérêt de curiosité, un intérêt de sympathie ! Il agit de manière à nous faire plaindre, à nous faire aimer ses personnages; si plus tard ils commettent des actions coupables, notre sympathie première leur reste acquise. Ce sentiment de curiosité sympathique est d'abord excité par l'attitude de la foule, par la vue des habitants de Pacy qui courent à la porte d'un mauvais cabaret devant lequel se trouvent deux chariots couverts: le narrateur s'inquiète et s'émeut déjà: que se passe-t-il de si curieux derrière cette porte? L'archer qui apparaît alors, revêtu d'une bandoulière et le mousquet sur l'épaule, ne donne qu'un commencement d'explication. Une vieille femme, nouveau personnage, crie, s'exclame, joint les mains; c'est une chose barbare, une chose qui fait horreur et compassion. Quelle est cette barbarie, cette horreur? «Ah! Monsieur, entrez, répondit- elle, et voyez si ce spectacle n'est pas capable de fendre le cœur!» Ainsi est préparée, d'une manière très naturelle et très efficace à la fois, la première apparition de Manon. Il serait facile de montrer, pareillement, que les indications fournies par le chef des archers au sujet de l'héroïne, en même temps qu'elles continuent à piquer notre curiosité et à exciter notre sympathie, préparent avec un art très sûr le développement du caractère. Mais on ne trouve pas seulement ici le principe classique de la composition et de l'ordre, mis en application. Dans ce roman où sont évoquées plusieurs villes de France, et la campagne de Chaillot, et les milieux divers de Paris, et le Nouvel Orléans par surcroît, nous n'apercevons jamais l'extérieur des choses; nous ne rencontrons aucune 32 MANON LESCAUT description qui soit à proprement parler pittoresque. Voyons-nous même les personnages? Voyons-nous Des Grieux? voyons-nous Manon? Nous savons qu'elle était belle comme l'amour, que ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut décrire, qu'elle avait l'air fin, doux, engageant, que toute sa figure paraissait un enchantement: nous ignorons le moindre trait de sa physionomie, et nous serions incapables de dire quelle était la couleur de ses cheveux ou de ses yeux. Ce qui importe^ cejijgst j?as rapparence : c'est la psychologie des personnages; elle compte seule; elle domine les événements. MdnôrrLëscduTest un roman d'aventures, certes: mais ces aventures sont subordonnées aux caractères; ce ne sont pas les chances et les hasards de la vie qui entraînent dans leur cours des créatures irres- ponsables: du caractère de Des Grieux et de Manon, au contraire, vient leur infortune. Si le premier n'appartenait pas à la race de ceux qui sont destinés à aimer, et qu'un penchant fatal entraîne à leur perte, il aurait beau rencontrer sur son chemin la charmante et perfide en- fant qui descendait du coche d'Amiens. Si celle-ci, à son tour, n'était pas inconstante et légère, si elle n'était possédée du goût du luxe, si elle n'avait une peur affreuse de manquer d'argent, elle mènerait avec son amant une vie paisible, sinon régulière; tous deux trouveraient, en marge de la société, une place où s'installer tranquillement, assurés de posséder soixante mille francs de capital, équilibrant leur budget, satisfaits «d'une vie honnête et simple,» en attendant que la mort d'un père la rende somptueuse et magnifique; ils finiraient là leur roman. Mais Des Grieux sait trop bien que toute sa vie dépend du caractère de sa maîtresse. «Je connaissais Manon; je n'avais déjà que trop éprouvé que, queTque fidèle et quelque attachée qu'elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l'abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai, m'écriai-je.» C'est ce qui arrive en effet. Pour troubler le plan d'exis- tence qu'il s'est formé, interviendront sa famille et la société: mais la raison essentielle de son infortune est le caractère de la femme aimée, et dans ce sens le drame est intérieur. A l'époque classique, «on considère les problèmes artistiques du point de vue de l'universel ou du point de vue de la société, jamais du LES RICHESSES DE MANON 33 point de vue de l'individu.» Ainsi s'exprimait tout récemment dans un vigoureux et pénétrant ouvrage un des théoriciens de la doctrine.1 L'abbé Prévost adopte-t-il dans son roman le point de vue de l'in- dividuel ou le point de vue de l'absolu? Le problème moral qu'il pose est celui de la passion en conflit avec le devoir, dans le cœur d'un personnage qui n'est pas un être d'exception, quoiqu'il en dise, et peut être considéré comme un représentant moyen de l'humaine nature. La passion l'emporte; mais non pas au point d'abolir la notion du devoir, dont la hantise rappelle sans cesse la prévalence de l'absolu sur l'individuel. Des Grieux sait qu'il se révolte successivement contre ses convictions personnelles, contre sa famille, contre l'Eglise et les vœux qu'il a prononcés, contre l'autorité civile, contre l'idéal social; et les délibérations auxquelles il se livre, à chaque étape de sa dégrada- tion, marquent la conscience qu'il a de cette déchéance même. C'est en vain qu'il argue, qu'il raisonne: il lui est impossible de tourner en faveur de sa justification les lieux communs classiques sur la morale, sur la vie et sur la mort, qu'il développe avec la plus grande habilité dialectique : il_n'esLqu'un vaincu qui se débat. Comme on diviserait sans peine le roman en" cinq actes, on le diviserait de même en cinq épisodes, dont les-quatre premiers montrent le triomphe de la passion ; mais iLs'agit d'un triomphe honteux. Le cinquième, qui nous fait voir la conversion de Manon et son repentir, est moins un revirement, que la victoire décisive et logique d'un principe qui n'a jamais été oublié. Le mal que nous faisons comporte des conséquences tragiques; la punition est inévitable; il faut que la justice du Ciel triomphe en fin de compte; il faut que les éléments destructeurs de la société s'anéan- tissent et disparaissent. Sur le bateau qui les emmène vers la Colonie, dans les sables de la Nouvelle Orléans, Des Grieux se rend un compte exact de cette nécessité. La mort de Manon n'est pas une libération : c'est un châtiment, qu'exigela morale. Aussi bien l'abbé Prévost nous dit-il que tout le roman n'est qu'un traité de morale: On ne peut réfléchir sur les préceptes de la morale, sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés; et l'on se demande la raison de cette 1 René Bray, La formation de la doctrine classique en France, p. 126. Paris, Hachette, 1926. In 8°. 34 MANON LESCAUT bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfec- tion, dont il s'éloigne dans la pratique. Si les personnes d'un certain ordre d'esprit et de politesse veulent examiner quelle est la matière la plus commune de leurs conversations, ou même de leurs rêveries solitaires, il leur sera aisé de remarquer qu'elles tournent presque toujours sur quelques considérations morales. Les plus doux moments de leur vie sont ceux qu'ils passent, ou seuls, ou avec un ami, à s'entretenir à cœur ouvert des charmes de la vertu, des douceurs de l'amitié, des moyens d'arriver au bonheur, des faiblesses de la nature qui nous en éloignent, et des remèdes qui peuvent les guérir. Horace et Boileau marquent cet entretien, comme un des plus beaux traits dont ils composent l'image d'une vie heureuse. Comment arrive-t-il donc qu'on tombe si facilement de ces hautes spéculations, et qu'on se retrouve sitôt au niveau du commun des hommes? Je suis trompé si la raison que je vais en apporter n'explique bien cette contradiction de nos idées et de notre conduite; c'est que, tous les préceptes de la morale n'étant que des principes vagues et généraux, il est très difficile d'en faire une application particulière au détail des mœurs et des actions. Mettons la chose dans un exemple. Les âmes bien nées sentent que la douceur et l'humanité sont des vertus aimables, et sont portées d'inclination à les pratiquer; mais sont-elles au moment de l'exercice? elles demeurent souvent suspendues. En est-ce réellement l'occasion? Sait-on bien quelle en doit être la mesure? Ne se trompe-t-on point sur l'objet? Cent difficultés arrêtent. On craint de devenir dupe en voulant être bienfaisant et libéral; de passer pour faible en paraissant trop tendre et trop sensible; en un mot, d'excéder ou de ne pas remplir assez des devoirs, qui sont renfermés d'une manière trop obscure dans les notions générales d'humanité et de douceur. Dans cette incertitude, il n'y a que l'expérience ou l'exemple, qui puisse déterminer raisonnablement le penchant du cœur. Or, l'expérience n'est point un avantage qu'il soit libre à tout le monde de se donner; elle dépend des situations différentes où l'on se trouve placé par la Fortune. Il ne reste donc que l'exemple, qui puisse servir de règle à quantité de personnes dans l'exercice de la vertu. C'est précisément pour cette sorte de Lecteurs que des ouvrages tels que celui-ci peuvent être d'une extrême utilité; du moins, lorsqu'ils sont écrits par une personne d'honneur et de bon sens. Chaque fait qu'on y rapporte est un degré de lumière, une instruction qui supplée à l'expérience; chaque aventure est un modèle, d'après lequel on peut se former: il n'y manque que d'être ajusté aux circonstances où l'on se trouve. L'ouvrage entier est un traité de morale, réduit agréablement en exercice.1 1 Voyez de même la Préface du Doyen de Killerine: «Je n'ai rien épargné avec tant de respect que la Morale ...» Et encore: «Les ouvrages que j'ai publiés dans le même genre auraient peut-être beaucoup promis, si j'eusse commencé par LES RICHESSES DE MANON 35 annoncer leur but. Soit que je l'aie manqué néanmoins, ou que je l'aie rempli, il est certain qu'il n'en est pas sorti un de ma plume qui n'ait été composé dans des vues aussi sérieuses que ce genre d'écrire peut les admettre.» Racine avait justifié Phèdre par les mêmes arguments, exprimés dans des termes voisins : Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies: je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies: la seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même: les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses; les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C'est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer. II Après cela, ne nous attendons pas à trouver ici un réalisme grossier, un réalisme attentif à ne saisir que les bassesses de la vie, sous prétexte que le vulgaire et le laid sont plus réels que le noble et le beau. L'opposition serait trop forte; l'abbé Prévost a fondu harmonieusement des richesses diverses; il ne les a pas juxtaposées, dans l'incohérence. Manon Lescaut n'est pas une œuvre entièrement classique ; elle n'est pas non plus une œuvre entièrement réaliste; mais c'est_une œuvre qui emprunte au réalisme un peu de sa couleur et quelques-uns de ses procédés. Faisons la part des choses: bien des occasions de décrire des scènes réalistes sont ici négligées: la vie des filles à l'Hôpital général, par exemple ; leur départ pour la Colonie, au milieu des insultes et des quolibets du peuple; les conditions de la traversée; leurs aventures à l'arrivée: autant de tentations faciles à saisir, si le peintre avait aimé les couleurs fortes. Il en va de même pour les personnages : nous savons de reste quel parti les écrivains tireront de la vie d'une cour- tisane, lorsque le naturalisme triomphera.1 Ou, par un autre exemple, 1 Voir dans E. et J. De Goncourt, La femme au XVIIIe siècle, une analyse du caractère de Manon dans ses rapports avec la réalité contemporaine. 36 MANON LESCAUT pensons à la manière dont Lesage a retracé le caractère d'un homme de finances, dans Turcaret: G ... M ... est loin d'être ainsi poussé au noir. Pensons à la Moll Flanders de De Foe; pensons à Richardson, que Prévost traduira plus tard. Manon est à table, mais si la lueur d'une chandelle laisse voir de la tristesse sur son visage, elle ne permet pas d'apercevoir les mets dont elle se nourrit: Paméla, au contraire, soutient ses forces chancelantes par une aile de poulet, accompagnée par un morceau de tarte, que son maître et amant met de force dans son assiette; une autre fois, elle emporte «quelques gâteaux, du pain d'épices, des confitures, et six bouteilles de vin des Canaries.» Voici le portrait de Madame Jewkes, dans Paméla: Je reprends la plume pour vous retracer le portrait de cette créature. C'est une grosse tripière, trapue et poussive, et laide à faire peur, si on peut appeler laid ce qui a la figure humaine. Elle a les mains énormes, et le bras gros je pense comme mon corps. Elle a le nez plat et recourbé; et ses sourcils lui cachent presque les yeux, qui sont d'un vilain gris, et qui lui sortent de la tête. Elle a un regard malin, qui découvre la méchanceté de son coeur. Son visage est large et plat, et à la couleur on dirait qu'il a été un mois dans de la saumure de salpêtre; je suis sûre qu'elle est sujette à s'enivrer. Elle a une grosse voix d'homme; elle est ronde comme une boule, et avec cela elle paroit extrêmement forte; si je la fâchois, je crois qu'elle pourrait m'écraser dans un instant sous ses pies. De sorte qu'avec un cœur plus vilain encore que son visage, elle me cause des frayeurs mortelles. Je suis perdue sans ressources, si Dieu ne me protège; car elle est cruellement méchante.1 Et, plus loin, un autre portrait tiré du même ouvrage, la description de Mr. Colbrand: Quand je fus descendue, elle me prit par la main, et me présenta au plus affreux monstre que j 'aye vu de ma vie. Voici Mr. Colbrand, dit-elle, voici votre jolie pupile et la mienne : tâchons de lui faire passer le temps aussi agréablement que nous pourrons. Il me salua en faisant une grimace étrange, et me dit en mauvais langage, «vous l'être fort hireuse di l'être aimée di sti bel gentils- homme.» Je fus si effayée en le voyant, que je pensai m'évanouir. Je vais vous faire son portrait, mes chers Père et Mère; et supposé que vous lisiez jamais ceci, dont je doute fort à présent, vous jugerez si je n'avois pas raison d'être effrayée, surtout puisque j'ignorois qu'il dût être-là; et que je savois d'ailleurs l'odieux emploi dont il étoit chargé, je veux dire celui de me garder plus étroitement. 1 Paméla (trad. 1743), I, 207. LES RICHESSES DE MANON 37 C'est un géant plutôt qu'un homme ordinaire: il est beaucoup plus grand que ce Henri Mawlidge que vous connoissez, et qui demeure dans votre voisinage: il est maigre comme un squelette: il a les épaules extrêmement larges, et les mains ... jamais je n'en ai vu de pareilles : de grands yeux hagards comme ceux de ce taureau qui m'a si fort effrayée: ses sourcils lui couvrent presque les yeux. Il a une mâchoire énorme, deux prodigieuses moustaches, et une bouche à faire peur, de grosses lèvres, de longues dents jaunes, et un air renfrogné. Il porte ses cheveux, qui sont longs, noirs et gras, et qu'il a coutume de tenir dans une grande bourse. Il porte une cravate de crêpe autour de son long col, d'où l'on voit sortir un goitre monstrueux. Du reste il étoit assez bien mis, et il avoit l'épée au côté, avec un nœud de ruban jadis rouge. Il porte des jarretières de cuir attachées sous les genoux, et il a le pié long, je pense, comme mon bras.1 On pourrait dresser la liste complète des vêtements de Paméla : quand elle s'achète des habits conformes à son dessein d'aller vivre chez ses pauvres parents, elle ne nous laisse pas ignorer la qualité de l'étoffe: «à l'insu de tout le monde, j'achetai de la femme et des filles du fermier Nichols une bonne étoffe de couleur brune, qu'elles avaient filée elles- mêmes; il y en avait assez pour une robe et pour deux jupes.» Richard- son continue ainsi pendant plus d'une page. Manon s'achète «quelques ajustements d'un prix considérable»: nous ne saurons pas quels ils sont. Si Des Grieux veut reprocher à Manon ses pires infamies, il s'exprime sur un ton de tendresse: «Ah! Manon, infidèle et parjure Manon!» Telles ne sont pas les épithètes, dans Paméla: si grossières souvent, que l'abbé Prévost sera obligé de les adoucir pour les présen- ter au public français: le maître de Paméla, tout gentilhomme qu'il est, jure comme un païen. Dans l'ensemble, quelle sensualité plus grossière, aussi, répandue par tout le roman anglais! Et quel pathé- tique, plus puissant sans doute, mais moins difficile sur le choix des moyens! L'héroïne essaye de se suicider; ou bien on la bat jusqu'au sang; ou bien on essaye de triompher de sa vertu par la violence; la sensibilité française n'en demande pas tant: il faut à la sensibilité anglaise de plus rudes piments. Dire que Prévost se refuse à ces excès, ce n'est pas dire, cependant, qu'il donne à son ouvrage un caractère idéaliste. D'abord il montre 1 Ibid,, pp. 315, 316. 38 MANON LESCAUT l'amour tel qu'il est, avec ses disgrâces, ses larmes, son désespoir;1 il insiste sur le rôle que jouent les questions d'argent, même dans la passion la plus exaltée ; nous ne sommes pas dans l'empyrée, mais dans un monde où le plus tendre amant doit payer l'écot de sa maîtresse — ■ à moins que ce soit celle-ci qui passe quelques pistoles à son amant, pour le tirer d'embarras. Ensuite, et suivant le mouvement de son époque, comme Marivaux aime peindre la vie d'une petite bourgeoise, et souligner le fait aux yeux de ses lecteurs : de même, Prévost prend quelques-uns de ses modèles non seulement dans une société bourgeoise ou populaire, mais dans cette société interlope que le grand siècle con- naissait bien, dont il se servait quelquefois pour assurer ses plaisirs, mais qu'il affectait d'ignorer toujours. Ceci encore: s'il se plaît à donner à la laideur et à la vulgarité tantôt un air léger et gracieux, tantôt une tonalité tragique, du moins, Prévost appelle-t-il quelquefois les choses par leur nom, soit qu'il nous montre «la saleté du linge et des habits» de Manon sur la route du Havre, soit qu'il nous peigne le vieux G ... M ... rajustant au mieux sa cravate et sa perruque, soit qu'il ose. nommer cette pièce indispensable du vêtement masculin, la culotte, soit qu'il déclare enfin qu'un «homme en chemise est sans résistance.» Il a même quelquefois — rarement — des mots crus. S'il est un réalisme qui consiste à choisir des objets bas pour les peindre, iPe'n est un autre qui consiste à peindre avec exactitude les objets qu^ôn a choisis, même s'ils ne sont point bas: telle est l'attitude de Prévost si bien qu'ici encore, il est réaliste à quelque degré. Les deux amants se rendent d'une seule traite d'Amiens à Saint Denis: c'est beaucoup, semble-t-il; ce n'est pas trop: imposons à cet auteur 1 «Abrégé de la vie de M. de Prévost» (dans les Pensées de M. l'abbé Prévost): «11 nous met devant les yeux la passion de l'amour revêtue de ce qu'elle a de plus aimable. Mais ce n'est là qu'une petite partie du tableau. Bientôt après il nous la fait voir, tantôt accablée de malheurs et de disgrâces, tantôt accompagnée des larmes et du désespoir, ou poursuivie par les plus cruels remords. Qu'on me permette ici une réflexion: l'amour toujours heureux tel qu'il est peint dans la plupart des romans est une agréable chimère, souvent pernicieuse aux bonnes mœurs: l'amour malheureux tel que M. l'abbé Prévost nous le représente approche de la vraisemblance; il est au moins plus instructif, et plus propre à guérir le cœur des folles passions ...» LES RICHESSES DE MANON 39 charmant une vérification pédante, et prenons en mains un livre de postes de l'époque, nous constatons avec plaisir que la chose était très faisable; en partant de la porte d'Amiens à la pointe du jour, on peut arriver à la porte de Saint-Denis avant la tombée de la nuit.1 — Une fois à Paris, Manon et Des Grieux s'installent dans la rue V ..., auprès de la maison de M. de B ..., fermier général. Si la rue V ... est la rue Vivienne, les voilà au centre même de la vie financière et commerciale, et près des magnifiques demeures des fermiers généraux. Pourquoi se retirent-ils à Chaillot, plutôt qu'à Meudon, par exemple? C'est que les courtisanes fréquentaient volontiers Chaillot, quand elles allaient aux champs. La topographie de l'abbé Prévost est fort exacte; il connaît à fond son Paris; il se plaît à nommer par leur nom les quar- tiers, les rues, les églises, les jardins publics, les théâtres, quelquefois même les cafés, comme celui où Des Grieux se morfond un soir, le Café Féré, au Pont Saint Michel. Les mœurs ne sont pas moins fidèlement reproduites. Etrange garde du corps, semble-t-il, que ce Lescaut, que son service de garde n'appelle guère, et qui est toujours libre de flâner par les rues, toujours prêt aux disputes et aux mauvais coups; étranges compagnons que les siens; étranges soldats que ceux qui veulent bien seconder Des Grieux en courant après les archers, pour l'abandonner au moment du danger! Point du tout; à l'époque où l'abbé Prévost hantait lui-même Paris, quantité de soldats sans emploi battaient le pavé; et c'étaient de fort mauvais drôles: les archives de la Police enregistrent journelle- ment leurs méfaits.2 Pour trouver des ressources, Des Grieux s'adonne au jeu, et bientôt s'engage dans la Ligue de l'Industrie. L'exemple n'était pas rare; le jeu faisait fureur alors; longtemps toléré par le gouvernement, il devient une manière d'institution officielle à partir de 1722. L'Hôtel 1 Vpir le Nouveau voyage de France géographique, historique et curieux, disposé par différentes routes à l'usage des étrangers et des Français ... avec les adresses pour trouver facilement les roules, les voitures, et autres utilités nécessaires aux voyageurs (Paris, 1720). 2 Voir sur ces différents points l'édition de Manon Lescaut procurée par Lescure. Paris, Quantin, 1879. 40 MANON LESCAUT de Transylvanie, où notre joueur exerce volontiers ses talents, est une maison de jeu qui a très réellement existé comme telle: nous con- naissons son histoire, ses vicissitudes, son emplacement; nous savons quel nom suit l'initiale marquée par le romancier. Dans un cas comme celui-ci, il n'interprétait pas la réalité: il la reproduisait telle qu'elle était.1 Nous ne sommes plus au temps «de la vieille cour»; c'en est fini des rigueurs, au moins apparentes, des formes et des cérémonies. Nous sommes à une époque de fièvre; une société corrompue, et qui ne met d'autre frein à son cynisme que son souci de grâce et d'élégance, veut jouir des plaisirs de la vie. C'est l'époque des fortunes rapides, des conquêtes faciles, de l'immoralité qui s'étale. L'aventurière devient le type à la mode; les fermiers généraux sont les potentats du jour; les courtisanes se hâtent de faire les reines, sachant qu'elles seront vite déchues. Cette atmosphère-là, Prévost sait la rendre à merveille; nous croyons la respirer à toutes les pages de son roman. Pourquoi s'abstiendrait-il de la saisir, de la fixer? j5Ue_existe comme un fait; elle explique et elle excuse la conduite de Des Grieux qui s'y trouve plongé; sa vie est moins coupable, après tout, que celle de la plupart des grands seigneurs qu'on ne charge point d'infamie. Pour un peu, l'abbé Prévost crierait avec lui à haute et intelligible voix, les noms des marquis, des ducs et des princes qui donnent l'exemple de la corruption: usant ainsi du procédé qui consiste à donner l'illusion d'un réel pour ainsi dire concret, en faisant entrer dans son fiction des faits contemporains, des personnalités contemporaines. Cette couleur réelle, ces touches réalistes, ont de quoi conquérir des lecteurs qu'un roman conçu à la manière de la Princesse de. Clèves ne satisferait plus. III Et d'autres lecteurs encore trouvaient dans Manon Lescaut de quoi satisfaire une autre tendance; moins précise celle-ci, et obscure dans les esprits; mais qui allait devenir bientôt la plus impérieuse, et 1 Voir L. Mouton, L'Hôtel de Transylvanie. Paris, Daragon, 1907. LES RICHESSES DE MANON -11 qui s'apprêtait à dominer le siècle. L'état d'esprit vague et complexe que nous avons pris l'habitude de désigner sous le nom de préroman- tisme se distingue déjà dans le chef-d'œuvre de l'abbé Prévost. ' Tcf encore, gardons-nous de ces affirmations trop massives qui ne sont jamais tout à fait vraies. Il y a un autre roman, un roman de l'abbé Prévost lui-même, qui a offert aux âmes en quête de renouveau une psychologie plus troublée que celle du Chevalier des Grieux ou de Manon Lescaut; c'est Cleveland que nous voulons dire. Après s'être essayé, dans les Mémoires et Avantures d'un Homme de qualité, à esquisser le portrait d'un personnage toujours mélancolique et toujours incertain, sensible à la volupté de la douleur, attiré vers le lugubre et vers le funèbre comme d'autres sont attirés vers le plaisir, Prévost a donné dans Cleveland le premier modèle de ce héros préromantique que de 1720 à 1840, les écrivains reprendront sans se lasser: type littéraire et type humain. N'oublions pas, en effet, que Cleveland, désemparé, cherche une ferme doctrine où rattacher sa vie; et qu'à ce propos, il expose ses idées sur la philosophie, sur la morale, sur la politique, sur la pédagogie: de sorte que le roman dépasse la simple fiction pour engager de grands débats d'idées: annonçant ainsi cette Nouvelle Héloïse qui devra son succès non seulement à l'hymne de passion qui emplit ses pages, mais aux problèmes sociaux qu'elle pose devant un siècle anxieux d'examiner et de reclasser les valeurs. A la fin de sa longue enquête, Cleveland considère que le plus sûr guide, dans la vie, est encore une religion tolérante et éclairée. Mais il n'arrive à cette conclusion qu'après de multiples tâtonnements; sa première impulsion, la plus profonde, peut-être, celle en tout cas qui l'occupe et le retient le plus, est la croyance en la bonté naturelle de l'homme. La philosophie de la nature est exposée et suivie dans toute la première partie de Cleveland, avec une complaisance qui nous fait croire longtemps qu'elle triomphera: déjà l'on croit lire Rousseau, quand on rencontre des passages comme celui-ci: «J'étais persuadé ... que les mouvements simples de la nature, quand elle n'a point été corrompue par l'habitude du vice, n'ont jamais rien de contraire à 42 MANON LESCAUT l'innocence. Ils ne demandent point d'être réprimés, mais seulement d'être réglés par la raison» (I, 138-39). «Voyons, dis-je aussitôt, ayons recours à la règle. S'il est vrai que tous mes sentiments naturels sont encore droits et bien ordonnés, celui-ci doit avoir une cause juste qu'il faut tâcher d'approfondir ...» (I, 145). «Il me parut, après un sincère examen, que les droits de la nature étant les premiers de tous les droits, rien n'était assez fort pour prescrire contre eux; que l'amour en était un des plus sacrés, puisqu'il est comme l'âme de tout ce qui subsiste, et qu'ainsi tout ce que la raison ou l'ordre établi parmi les hommes pouvait faire contre lui, était d'en interdire certains effets, sans pouvoir jamais le condamner dans sa source» (I, 197). L'homme est primitivement bon; ses instincts ne sont pas condamnables puisqu'ils sont la forme spontanée des manifestations de la bonne nature; l'amour, de tous les instincts le plus vif, est aussi le plus légitime; il est supérieur aux lois divines et humaines: tels sont — sans qu'il soit besoin d'insister sur leur portée — quelques-uns des principes auxquels obéit, au moins à titre d'essai, Cleveland, le Philosophe anglais. Encore le héros, âme en peine, ne se contente-t-il pas de se livrer à des développements philosophiques et moraux, qui, ennuyeux pour nous, faisaient les délices des contemporains; il ne se borne pas à mettre ses doctrines en pratique dans le temps qu'il est devenu roi des sauvages Abaquis et qu'il s'occupe à transformer leur religion et leurs lois: sa vie passionnelle, aussi, est si active et si ardente, qu'elle contient en germe de nombreux développements ultérieurs. De nos jours, la critique s'est efforcée de lui faire une place éminente dans l'histoire de la sensibilité française au dix-huitième siècle, de marquer l'importance de son rôle avant Julie et avant Saint-Preux, qu'on prenait communément pour les ancêtres de la lignée: et elle a raison.1 Cleveland est la créature fatale qui se sent la victime de quelque puissance funeste, l'entraînant toujours vers de nouvelles douleurs. 1 Servais Etienne, Le genre romanesque en France depuis l'apparition de la Nouvelle Héloise jusqu'aux approches de la Révolution. Paris, Colin, 1922. In 8°. Daniel Mornet, Introduction à l'édition critique de la Nouvelle Héloise, Tome I. Paris, Hachette, 1925. In 8°. A. Monglond, Histoire intérieure du pré romantisme français, Grenoble, Arthaud, 1929. 2 vols, in 8°. LES RICHESSES DE MANON 43 «Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre des destinées, il y était accompagné d'une multitude d'arrêts terribles que j'étais condamné à subir successivement.» Sa capacité de douleur est illimitée: «Il peut y avoir un progrès sans fin dans l'infortune, puisqu'on peut devenir plus malheureux qu'on n'était lorsqu'on croyait déjà l'être infiniment.» De cette souffrance même, il tire orgueil, car il se sent unique parmi les hommes; et volupté, car «le cœur d'un malheureux est idolâtre de sa tristesse, autant qu'un cœur humain l'est de ses plaisirs.» Mené par le seul sentiment, il en arrive à concevoir un tel dégoût de la vie, qu'il prend le parti du suicide, après mûre délibération; bien plus! il tuera ses enfants avant de se tuer lui-même: une intervention fortuite vient fort à propos entraver son dessein au moment même où il se prépare à l'accomplir. Il est aussi dépourvu de volonté devant la passion que le plus éperdu des romantiques. «Sagesse, vertu, études, hélas, de quoi servez-vous pour défendre contre les plus honteux excès un cœur qui s'aban- donne à lui-même, et qui perd le soin de régler ses désirs!» (II, 565.) Cet homme rongé par l'ennui, et qui emploie pour décrire son malheur les expressions même que nous trouverons chez un Baculard d'Arnaud ou chez un Loaisel de Tréogate, s'engage volontiers sur les chemins défendus, comme pour justifier son inquiétude, comme pour exaspérer son trouble, comme pour jouir plus délicieusement d'une exception- nelle et orgueilleuse misère : il aime se sentir près du crime, attiré par le précipice et risquant d'y tomber. Il y a dans Cleveland un étrange goût de perversion; Amélie aimant son frère René n'éprouvera pas davantage l'attrait du crime que Cécile, aimant Cleveland son père, et mourant de l'aimer. Reconnaissons-le donc : plus hardie, plus complexe, plus profonde même est la psychologie de Cleveland; moins parfait du point de vue esthétique, le roman est capable d'agir davantage sur des cœurs désireux d'être eux-mêmes troublés. Si Diderot l'enthousiaste a aimé ce roman volumineux; si J.-J. Rousseau «le ht avec toute son âme, à la fois furieuse et attendrie»;1 si l'abbé Prévost a éprouvé pour cette Pierre Maurice Masson, La religion de J.-J. Rousseau, I, 114. Paris, Hachette, 1916. 3 vols, in 8°. Voir Rousseau, Confessions, VIII, 157. 44 MANON LESCAUT œuvre une spéciale tendresse; si enfin les lecteurs de l'époque l'ont préférée à Manon Lescaut, n'en soyons pas surpris. Ici encore, les richesses de Manon, pour trouver un juste équilibre ont dû renoncer à l'excès. Ici encore, il faut faire la part des choses: toutes réserves indiquées, et étant admis que quelques bons passages de Cleveland ont un plus âpre goût, reste que Manon Lescaut, qui tient de l'âge précédent une tenue encore classique, qui doit aux goûts du présent unêTsaveur réaliste assez marquée, devance son temps et annonce l'avenir par quelques traits faciles à saisir. Nous avons affaire, en effet, à une confession avant la lettre; la confession d'un amant qui éprouve le besoin de se rattacher à son cher et triste amour, qui est heureux d'exciter la compassion dans des âmes vaguement semblables à la sienne; qui ne réussit pas à se condamner sans s'attendrir sur lui-même; qui écoute, attentif, ému, les vibrations de son moi ; qui sait prendre, pour dire ses pires fautes, un accent pathétique qui les fait pardonner. Ainsi les héros jpman- tiflues, campés au premier plan de la scène et se regardant agir, nous feront la confidence de leur peine, plaideront _en faveur de leur mal, et tout en se condamnant, se croiront absous pour s'être analysés. Avec eux, avec Des Grieux, nous entrons dans un domaine où tout est tendresses, pitié, plaintes touchantes, pathétiques appels: il n'est plus d'autre vie que celle du sentiment. Les moments de joie sont rares et courts; l'hymne voluptueux que l'on adresse au bonheur est vite interrompu: plus souvent règne un «sombre coloris»; la passion déchaînée a une compagne constante, qui est la douleur. L'appréhen- sion, l'inquiétude, l'attente du malheur, occupent le cœur de l'amant: «pendant ce temps-là, dit-il, notre mauvais génie travaillait à nous perdre. Nous étions dans le délire du plaisir, et le glaive était sus- pendu sur nos têtes. Le fil qui le soutenait allait se rompre ...» Souvent le narrateur s'arrête dans son récit des événements et prend soin de nous annoncer lui-même l'approche des pires disgrâces. Il s'imagine qu'il fait partie d'une élite, spécialement destinéej)ar la fatalité à éprouver des passions plus fortes que le commun des hommes, et par conséquent à souffrir plus qu'eux. Aussi a-t-il soin LES RICHESSES DE MANON 45 d'alimenter cette souffrance. Tous ses transports sont violents. S'il pleure, il verse des ruisseaux de larmes. S'il s'émeut, il s'évanouit. Son âme s'exaspère; il est d'une gamme au-dessus des sentiments naturels. C'est au point qu'il s'épouvante lui-même. «Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j'avais été aux mouvements tumultueux que je sentais renaître! J'en étais épouvanté. Je fré- missais, comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne écartée; on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses; on y est saisi d'une horreur secrète dont on ne se remet qu'après avoir considéré longtemps tous les environs ...» Par moments, nous le voyons essayer l'attitude tragique, l'attitude d'acteur, qui, avec plus de décision et d'excès, sera celle des sombres romantiques, ses lointains successeurs: «Adieu, je vais aider mon mauvais sort à consommer ma ruine en y courant moi-même volontairement.» Et Manon aussi pourrait bien avoir en soi quelque chose de romantique; Manon, du moins telle qu'elle est vue par Des Grieux. Seules, les héroïnes romantiques peuvent marcher dans la boue sans en être éclaboussées. Seules, elles peuvent paraître nobles, délicates, et divines, quand nous savons par ailleurs qu'elles ne sont ni nobles, ni délicates, et accessibles à toutes les faiblesses de la chair; et de courtisanes qu'elles étaient, devenir toutes pures. La princesse de Clèves eût été bien étonnée, si on lui avait dit qu'une femme, au lieu de se sacrifier au devoir, n'avait qu'à céder à la tentation, et à se réhabiliter ensuite par l'amour. Quej^d y a enfin dans le romantisme une manière de transport mystique; s'il est élan, exaltation, abandon à un objet conçu comme surhumain, offrande de soi-même, et immolation: que__dire_du caractère de la passion telle que nous la trouvons ici? Sensuelle et égoïste d'abord, elle aboutit à un état psychologique où l'individu ne se considère plus comme sa propre fin, et se subordonne entièrement à l'objet de son culte. Rappelons-nous le passage touchant où Des Grieux, après avoir fait sortir Manon de l'Hôpital, médite sur les moyens de la conserver. «Oui, mon sang entier, ajoutai-je, après une réflexion d'un moment, je le donnerais plutôt que de me réduire à 46 MANON LESCAUT une basse supplication. Mais il s'agit bien ici de mon sang! Il s'agit de la vie, et de l'entretien de Manon; il s'agit de son amour et de sa fidélité: qu'ai-je à mettre en balance avec elle? Je n'y ai rien mis jusqu'à présent, elle me tient lieu de gloire, de bonheur, et de fortune. Il y a bien des choses sans doute que je donnerais ma vie pour obtenir ou pour éviter, mais estimer une chose plus que ma vie n'est pas une raison pour l'estimer plus que Manon ...» Dans ce chant douleureux eUy-rique, dans cette profession de foi, dans ce sacrifice total de l'être à une valeur considérée comme supérieure, on croit saisir un des traits essentiels du romantisme. IV Il y a dans Manon Lescaut un thème éternel: Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu, Se livre sur la terre en présence de Dieu, Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme, dit Samson dans sa colère. Que feraient les écrivains en général, et les romantiques en particulier, si cette histoire de tous les jours et de tous les temps leur était enlevée? Nous sentons bien que l'abbé Pré- vost, plus profondément que les modalités passagères, a saisi et fixé quelques-uns des traits les plus profonds du caractère humain. Sur ces personnages dans lesquels les lecteurs, à quelque époque qu'ils appartiennent, reconnaissent leur propre condition, il a projeté des lumières diverses; des reflets nuancés et moins alternés que fondus. Au classicisme il a demandé le secret de faire prédominer la vie de l'âme sur les contingences, et de l'ordonner suivant les lois les plus sûres et les plus logiques de l'esprit. Au réalisme, il a demandé l'attrait de la curiosité, le piquant du détail, et ce fond de tableau qui est nécessaire pour mettre les personnages en relief. Au romantisme, il a demandé, discrètement, sensibilité, tendresse, pathétique. Il serait arbitraire de ranger le roman dans une catégorie marquée; mais il serait injuste aussi de ne pas reconnaître en lui l'effet d'un art très . souple, très riche, et qui trouve le moyen de se révéler à l'analyse comme fort habilement complexe sans cesser d'être naturel et frais. IV JANSÉNISME DANS Manon Lescaut, il y a l'amour: si séduisant, qu'il retient tout entière l'attention des lecteurs, et que les critiques même lui chantent leurs hymnes. Et pourtant, la belle simplicité de l'œuvre immortelle n'est pas indigence; elle vient, au contraire, de multiples richesses, subtilement fondues. Tout sert à parer Manon, même des trésors d'Eglise. D'abord, on voit passer dans le roman des moines et des prêtres, qui n'y sont pas tellement dépaysés. Ensuite, le sentiment religieux s'y mêle étrangement à la volupté. Et l'on y trouve enfin, — puisqu'on rencontre le jansénisme partout, — du jan- sénisme. I Comptons: deux ans au collège d'Hesdin, de 1711 à 1713; deux ans de noviciat, à Paris; un an au collège de la Flèche: le jeune Prévost a passé cinq ans de sa vie chez les Jésuites. Il les quitte, sans leur demander permission, pour courir les aventures et chercher fortune dans les armées du Roi; il revient à eux, les quitte encore, reprend du service; dégoûté du métier des armes, et désespéré «par la mal- heureuse fin d'un engagement trop tendre,» il se réfugie chez les Bénédictins. Alors il recommence un noviciat, l'année 1720, et pro- nonce les vœux irrévocables: «Je promets stabilité et conversion de mes mœurs, et obéissance suivant la règle de saint Benoît devant Dieu et ses saints ...» Ses supérieurs l'envoient à l'abbaye de Saint- Oue,n, à l'abbaye de Notre-Dame du Bec ; au collège de Saint-Germer, où il enseigne; à Evreux, où il prêche; à Séez, puis à Paris: d'abord aux Blancs-Manteaux, ensuite à Saint-Germain des Prés. Et cela fait, lorsqu'un beau matin Dom Prévost quitte son couvent et s'enfuit en Angleterre et en Hollande, où il mènera joyeuse vie et publiera Manon 47 48 MANON LESCAUT Lescaut (1731), huit ans qu'il a passés chez les Bénédictins. Cinq ans d'une part, huit ans de l'autre: c'est beaucoup; c'est assez pour qu'il ait subi fortement l'empreinte; pour qu'il ait emporté dans sa fuite maint souvenir profond; et pour qu'il ait évoqué, au milieu des amants, des joueurs, des escrocs et des filles, de pittoresques, de douces ou de nobles figures ecclésiastiques. Commençons, ainsi qu'il est juste, par le plus haut placé dans la hiérarchie. Des Grieux est arrêté par une demi-douzaine de gardes, jeté dans un carrosse, et mené à Saint-Lazare, pour s'être conduit en fieffé libertin. Apparaît le Père supérieur, qui vient faire connaissance avec son nouveau prisonnier. Est-il grand ou petit, gras ou maigre, pâle ou rubicond, ascétique ou florissant? C'est à notre choix: de ces détails-là, l'abbé Prévost ne se soucie guère. Nous pouvons nous imaginer comme il nous plaît l'apparence du Père supérieur; mais non ^^.pâs son caractère, dont le dessin, relevé d'une pointe de caricature, est à la fois léger et précis. C'est un doux homme indulgent, qui se hâte d'offrir la paix à l'amoureux dévoyé qu'on met sous sa garde. Il agit ainsi par principe, car les prisonniers sont plus traitables, quand ils ont lieu d'être satisfaits du directeur de la prison. Par naturelle mansuétude. Par charité chrétienne: il voit dans Des Grieux une brebis égarée, qu'il s'agit de ramener au bercail. Et le démon de la vanité vient le tenter aussi. Le Père supérieur ressemble à beaucoup d'honnêtes gens, en ce qu'ils sont irrésistiblement poussés à ne donner leur confiance qu'aux coquins. Des Grieux boit ses paroles, Des Grieux l'admire, Des Grieux l'aime: il suffit, Des Grieux est un petit saint. Le Père supérieur vient le voir plusieurs fois par jour dans sa cellule, l'entraîne au jardin, et déverse sur lui ses flots d'éloquence. Comme il parle bien! Avec quelle force! Avec quelle grâce! L'âme pécheresse n'échappera pas aux mailles de sa dialectique ; elle sera prise dans ses filets savam- ment tendus. Des Grieux, bon apôtre, comprend aussitôt l'intérêt que lui rap- portera le rôle d'hypocrite, et s'apprête à profiter d'une si candide innocence. Il demande, pour charmer ses loisirs, non pas des livres JANSÉNISME 49 profanes, mais des livres austères: et le Père supérieur se réjouit dans son cœur. Des Grieux écoute avec componction, répond avec humilité, se montre en toutes choses docile et pieux: et le Père supérieur escompte une conversion prochaine. Pas une seconde, il ne se doute que son catéchumène épie ses sentiments sur son bon visage ouvert, et gagne sa faveur par une indigne comédie. Ce pauvre jeune homme est parfait, vous dis-je. Peut-être a-t-il commis quelques peccadilles; mais il y a longtemps; elles étaient légères; et fussent-elles graves, le Père supérieur l'a ramené à Dieu: c'est son mérite. Il l'appelle «son cher fils.» Quand le cher fils reçoit la visite de ce G ... M ... qui lui a ravi Manon, et que, pris d'un accès de rage, il lui saute à la gorge et l'étrangle, le Père supérieur prend résolument son parti: si doux, si honnête, comment se serait-il porté à une telle extrémité, sans les plus fortes, les plus légitimes raisons? Tandis que G ... M ..., fort mal en point, rajuste sa cravate et sa perruque, le Père supérieur console Des Grieux. Vite, il court chez le Lieutenant général de police qui pourrait juger l'affaire avec moins d'indulgence, et revient tout rayonnant de joie: grâce à son intervention, le Lieutenant général s'est adouci et a décidé de ne point prendre de mesures de rigueur: encore quelques mois de Saint-Lazare, et l'incartade sera oubliée. Le Père supérieur est reconnaissant à Des Grieux des bienfaits dont il le comble. Il faudra bien qu'il se détrompe, à la fin. C'est la nuit; la paix règne dans la maison, toutes lumières éteintes, tous bruits apaisés. Voici qu'on gratte à sa porte, et qu'il reconnaît la voix de son protégé, plaintif et dolent. Il se hâte d'ouvrir; et que voit-il, ô ciel! Son cher fils lui met un pistolet sous le nez, et lui enjoint de lui rendre la liberté, sur-le-champ. Il pâlit; il tremble; il est saisi d'épouvante; il croit que Des Grieux veut l'assassiner: et celui-ci, non sans im- patience, est obligé de lui expliquer la situation: qu'il prenne son trousseau de clefs, et, de couloir en couloir, qu'il le conduise jusqu'à la sortie; et sa vie sera sauve. Le Père supérieur n'est pas un héros; c'est un homme. Sous la menace de ce gros pistolet, il s'exécute. Mais il ne peut s'empêcher d'exprimer sa désillusion. Il s'arrête devant 50 MANON LESCAUT chaque porte, soupire, et dit: «Ah! mon fils, ah! qui l'aurait jamais cru? ...» Puis il reprend sa route, pâle et tremblant. N'a-t-il pas la funeste idée d'appeler à son secours un domestique qui s'éveille au bruit? Des Grieux se voit, bien malgré lui, dans l'obligation de lâcher un coup de son pistolet dans la poitrine de cet honnête serviteur. C'est la faute du Père supérieur ... Ame candide, en somme, toute pleine de l'amour du prochain, toute ornée des vertus évangéliques; mais trop blanche, un peu simplette, un peu bien facile à duper. Aussi Prévost l'a-t-il dépeinte avec quelque ironie, quelque dédain. Il est peu probable — au moins faut-il l'espérer pour lui — qu'il ait eu l'occasion d'observer, par expérience personnelle, un de ces rudes supérieurs de Saint-Lazare, qui traitaient par la manière forte les mauvais garçons soumis à leur loi. Mais quel Bénédictin, quel Prieur éloquent, innocent et pieux, a-t-il fait revivre, sous les traits du bon Père que Des Grieux trompa? Autre portrait, très différent, qu'il nous présente lui-même dans les termes que voici : «Le caractère de Tiberge, ce vertueux ecclésias- tique, ami du chevalier, est admirable. C'est un homme sage, plein de religion et de piété; un ami tendre et généreux; un cœur toujours com- patissant aux faiblesses de son ami. Que la piété est aimable, lorsqu'elle est jointe à un si beau naturel!» Tiberge est l'incomparable ami, qui chérit Des Grieux un peu plus que lui-même; il montre «un zèle et une générosité en amitié qui surpassent les plus célèbres exemples de l'antiquité»: c'est tout dire. Il est venu au monde pour être le confident, le compagnon dévoué, le cœur généreux qui ne marchande ni son temps, ni son argent, ni ses peines, ni sa tendresse. Un mot, et il accourt; il pardonne l'oubli, l'ingratitude, le mensonge: il n'est pas de ceux qui se reprennent. Que deviendraient les gens qui ont besoin de la vertu pour vivre à ses dépens, si le ciel secourable ne leur donnait de tels amis? Mais l'originalité de ce nouveau Pylade, c'est qu'il porte soutane. Tiberge, quand Des Grieux le quitte pour se sauver avec Manon, fraîche conquête, n'est encore qu'un écolier. Certes, il a toutes les dispositions voulues pour jouer le rôle de confident: mais il manque JANSENISME 51 d'autorité. Il inspire le respect, au contraire, quand il réapparaît quelques mois plus tard. C'est que, dans l'intervalle, il a senti l'appel de Dieu. La volupté l'attirait autant qu'homme au monde ; mais il avait aussi du goût pour la vertu; ayant comparé, jugé, choisi, le secours du ciel s'est joint à ses réflexions, et il a conçu pour le siècle un mépris sans égal. Alors il est entré à Saint-Sulpice, où il a reçu la forte discipline morale qui a formé définitivement son caractère. Il est sûr de sa vocation, ferme en sa volonté, fidèle au dogme tel qu'on l'en- seigne au séminaire, irréprochable dans sa conduite, et indulgent aux pécheurs. Il se constitue l'ange gardien de Des Grieux: rôle ingrat, et difficile, puisque Des Grieux aime mieux se garder lui-même, et se garde fort mal. Mais il ne remplirait pas tout son devoir, s'il oubliait sa fonction sacrée, et s'il ne profitait de chaque circonstance pour exhorter son infidèle ami au repentir. Entre les complaisances qu'on doit à l'amitié, et les obligations du prêtre, naît un conflit. Des Grieux demande à Tiberge de l'argent, qui lui servira sans aucun doute possible à entretenir Manon. — Donne vite toute ta bourse, suggère l'ami. — Garde-t'en bien, dit le prêtre. Et Tiberge, en ce cruel débat, sous les yeux de Des Grieux qui attend, demeure suspendu, avec l'air d'une personne qui balance. C'est le prêtre, à la fin, qui fournit une solution où il entre un peu de casuis- tique: mais c'est l'ami qui la lui a soufflée. En vérité, Des Grieux ne peut revenir à la pratique du bien, aussi longtemps qu'il demeurera dans l'état violent où l'indigence le jette; il faut un esprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité; et il faut avoir de l'argent pour retrouver un esprit tranquille ... En vertu de ce beau raisonnement, tout s'arrange : Tiberge mène Des Grieux chez un banquier de sa con- naissance, qui lui avancera cent pistoles. Cet argent calmera la fièvre de Des Grieux: et Des Grieux, calmé, ne manquera pas de penser à son, salut. Au moins Tiberge l'espère: sans doute voudrait-il en être plus sûr. Plus d'une fois, en effet, son ami lui échappera. Mais tant d'affec- tion et tant de piété réunies ne resteront pas vaines. Quand le prêtre de Saint-Sulpice, après s'être lancé à la poursuite du chevalier, après 52 MANON LESCAUT avoir couru les pires aventures de mer, le rejoindra enfin au Nouvel- Orléans; quand ils se seront reconnus, malgré les changements? que la tristesse a faits sur leurs visages, et qu'ensemble ils auront pleuré; quand Des Grieux aura conduit dans sa demeure cet ami si généreux et si constant, qu'il lui aura raconté tout ce qui s'est passé depuis son départ du Havre: alors, venant à l'épilogue de son histoire, il lui causera une joie à laquelle il ne s'attendait pas, en lui déclarant que les semences de vertu qu'il avait jetées autrefois dans son cœur com- mencent à produire des fruits dont il sera satisfait. Et Tiberge pro- testera qu'une si douce assurance le dédommage de toutes les traverses de son voyage: il a trouvé la récompense de sa tendresse et de sa foi. A deux reprises, Des Grieux lui-même a senti l'attrait de l'état ecclésiastique. A l'âge où l'on doit choisir entre les carrières qui s'ouvrent à l'adolescent, toutes fleuries de promesses, aucune ne lui a semblé plus belle et plus douce que la prêtrise. Son humeur n'était pas fière et belliqueuse, mais naturellement douce et tranquille; il menait une vie si sage et si réglée, qu'on le proposait comme exemple à ses camarades; lorsqu'il recueillait les applaudissements des audi- teurs, dans les exercices publics du collège, sa petite vanité, déjà flattée, lui faisait entrevoir une suite de semblables triomphes se pro- longeant dans l'avenir. Doucement, ses professeurs le poussaient vers leur ordre; Monseigneur l'évêque ne dédaignait pas de lui prêter at- tention, et de le solliciter. C'est ainsi qu'une sympathie croissante l'entraînait vers l'Eglise comme par une pente naturelle; et qu'il était tenté de renoncer à la Croix de Malte pour prendre le petit collet. Mais Manon vint à passer; et devant le premier de ses sourires, tout le mirage s'évanouit. Il reparut à ses pauvres yeux encore voilés de larmes, lorsque l'infidèle l'eut abandonné. L'ombre du séminaire est douce à qui vient de trop souffrir. Des Grieux se rappelle ses inclinations d'autrefois, si brusquement traversées; les paroles de M. l'évêque d'Amiens, qui voyait en sa faveur de si heureux présages, sur la terre et au ciel; l'exemple de Tiberge le séduit. «Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je; je m'occuperai de l'étude et de la religion, qui ne me per- JANSENISME 53 mettront point de penser aux dangereux plaisirs de l'amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu'il estime, j'aurai aussi peu d'inquiétudes que de désirs.» Sa résolution est prise; il entre à Saint-Sulpice, afin de commencer ses études de théologie. Quelle ferveur dans les exercices de piété! Quel zèle à l'étude! Pen- dant plus d'un an, il est le modèle de toutes les vertus, et Tiberge ne peut s'empêcher de verser des pleurs de joie. L'abbé Des Grieux fait l'édification du séminaire: il travaille une partie de la nuit, et ne perd pas un moment du jour. On peut lui prédire à nouveau la plus belle carrière, et même il en conçoit quelque orgueil, seul défaut qui lui reste sans doute. Sa réputation a tant d'éclat, dit-il, qu'on le félicite déjà sur les dignités qu'il ne peut manquer d'obtenir; sans l'avoir sollicité, son nom est couché sur la feuille des bénéfices. Il deviendrait évêque et davantage, s'il n'y avait, derrière une fenêtre grillée, assistant aux exercices théologiques qui le couvrent de gloire, Manon Lescaut, plus belle que l'amour. Du moins ses expressions, et jusqu'aux images qui se présentent spontanément à son esprit, continueront-elles à rappeler, tout au long de sa vie profane, la marque qu'il a reçue au collège d'Amiens, et que le séminaire de Saint-Sulpice a renforcée. S'il entre dans la Ligue de l'Industrie, dont nul ne fait partie à moins d'être reconnu pour effronté tricheur, le chevalier Des Grieux se considère comme un «novice» de grand mérite. S'il essaie de vivre aux frais d'un fermier général, en se faisant passer pour le frère cadet de Manon, il prend un air gauche, provincial, déclare qu'il est dans le dessein d'entrer dans l'état ec- clésiastique, et qu'il va pour cela tous les jours au collège: il est naturellement si sage qu'il ne parle que de se faire prêtre, et que tout son plaisir consiste à fabriquer de petites chapelles. S'il veut dire que rien au monde ne vaut la possession de Manon, il affirme qu'il aurait sacrifié pour elle «tous les évêchés du monde chrétien.» S'il cherche à peindre l'horrible souffrance qu'il éprouve, en apprenant que Manon sera conduite au Mississipi, il évoque l'enfer: «la religion même ne pouvait me faire envisager rien de plus insupportable après la vie que 5i MANON LESCAUT les convulsions cruelles dont j'étais tourmenté.» Et qu'il veuille enfin séduire Manon, calmer son père, abuser le supérieur de Saint-Lazare, détromper le lieutenant de police, ou réfuter Tiberge — c'est à l'habi- leté de son «éloquence scolastique» qu'il a recours. L'abbé Prévost a porté la robe ; il a glissé, la nuit, dans les couloirs silencieux des cloîtres; il a entendu sermons, prônes, et homélies; lui- même a enseigné, prêché; il sait comment on bâtit un pieux discours, et quelle onction il faut y mettre lorsqu'on s'adresse aux pécheurs. La vie des prêtres et des moines fut sa vie. Ce ne sont point là choses qu'on oublie; et lorsqu'un jour, loin du monastère et tout au plaisir, on prend la plume pour conter la plus passionnée des aventures d'amour, surgissent d'eux-mêmes les souvenirs d'antan. On reconnaît les caractères qu'on a minutieusement observés, au cours des lentes années d'existence commune ; on retrouve les propos du Père supérieur, qui aimait les dilemmes; on se rappelle les tendres avis d'un ami très cher, qui n'a pas quitté sa cellule : car sa vocation était plus ferme et son cœur plus pur. On ne repousse pas ces voix familières; on les accueille: n'ont-elles pas des droits très anciens? Et puisqu'on re- produit les mœurs de Paris, telles qu'on les voit, on réserve dans son tableau un coin d'ombre et de paix pour y peindre aussi les mœurs de Saint-Sulpice: dans Paris la grande ville, il n'y a pas que l'hôtel de Transylvanie; Tiberge n'est pas moins vrai que Lescaut. Voilà pourquoi l'abbé Prévost a mis en scène, dans Manon, ces personnages ecclésiastiques. Voilà pourquoi, aussi, il a prêté au chevalier Des Grieux un sentiment religieux assez intermittent, mais très obstiné, comme nous allons le voir. II A vrai dire, Manon n'a pas beaucoup d'âme; elle n'a qu'une petite âme coquette et fragile, où les graves pensées se gardent bien d'entrer, sûres de ne pas trouver place. Elle s'ennoblira pourtant; sur le vaisseau qui l'emportera vers les Iles, elle se rendra compte de la grandeur du sacrifice que son chevalier accomplit: repentante, c'est pour lui qu'elle l'aimera, non plus pour elle. Son âme s'ouvre alors; la douleur y pénètre, et la religion. Car Manon, sachons-le bien, «n'avait jamais été une fille impie ..... JANSENISME 55 A bien plus forte raison Des Grieux n'est-il pas «de ces libertins outrés qui se font gloire d'ajouter l'irréligion à la dépravation des mœurs.» Le seul frein qui le retienne, qui le retarde un moment dans sa chute, la seule puissance morale qui fasse surgir le remords au milieu de ses désordres, c'est justement la religion. Il ne se soucie guère de l'autorité paternelle; et même il essaie de la miner par le sentiment. Son père, qui s'est mis dans une grande colère lorsqu'il a connu sa première in- cartade avec Manon, qui l'a fait saisir par ses gens, qui a pris toutes mesures nécessaires pour empêcher qu'il ne s'évade de sa maison de Picardie, ne laisse pas de s'attendrir devant sa douleur puérile et pro- fonde. Et il lui propose le plus étrange remède, le plus inattendu : celui de substituer, à cette Manon dont la perte le rend inconsolable, une autre Manon qui le consolera. Certes, il a conscience de ses droits de chef de famille, et il n'hésite pas à recourir à la force pour réduire un enfant rebelle: ainsi le veut la tradition, qui subsiste. Mais la tradi- tion doit compter avec un pouvoir nouveau qu'on appelle la nature, et qui revendique sa place en ce XVIIIe siècle commençant. «Un cœur de père, dit Des Grieux, est le chef-d'œuvre de la nature: elle y règne, pour ainsi parler, avec complaisance, et elle en règle elle-même tous les ressorts.» Nous savons que cette nature nouvelle venue est l'ennemie née de toute autorité, fût-ce de l'autorité paternelle. Des Grieux le sait bien aussi : il l'appelle à son secours. Elle lui suggère des arguments propres à toucher le cœur. L'amour, dit-il, l'a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle et peut-être trop complaisant pour les désirs d'une maîtresse toute charmante: voilà ses crimes. Son père ne connaît-il pas la force de l'amour? n'a-t-il pas ressenti, en ses jeunes années, les mêmes ardeurs? Ainsi parle ce fils sensible, qui laisse par surcroît tomber quelques larmes; le père obéit à la nature, et s'émeut, comme il convient. Seulement, la nature abuse, et va trop loin, quand elle inspire à Des Grieux l'idée d'évoquer le souvenir de sa mère, à propos de Manon. «Hélas! souvenez- vous de ma mère. Vous l'aimiez si tendre- ment! Auriez- vous souffert qu'on l'eût arrachée de vos bras? Vous l'auriez défendue jusqu'à la mort ...» La nature est une parvenue; elle ne distingue pas encore au juste ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire. 56 MANON LESCAUT Cette outrageante comparaison excite l'irritation du père, qui rompt l'entretien. Alors le fils l'insulte, et part vers sa destinée. L'honneur est incapable de le retenir, bien qu'il l'invoque à plusieurs reprises. Les gens qui parlent trop volontiers de leur honneur sont ceux qui le sentent défaillir: ils l'appellent pour s'assurer qu'il n'a pas encore disparu. Ainsi Des Grieux, après avoir vanté son honneur, se tient quitte de tout ce qu'il lui doit, et se laisse aller à la tendance naturelle qui le porte à se tirer d'affaire par dextérité. Les imprudents qui vont risquer leur bourse à la table de jeu de l'hôtel de Transylvanie s'en aperçoivent à leurs dépens: tant il file la carte avec innocence. Un geste élégant, des manchettes un peu longues, une douce résignation à la nécessité où il se trouve de corriger à son profit les erreurs de la fortune, suffisent à faire du chevalier le plus candide des escrocs, tout plein d'honneur. Les lois humaines peuvent être facilement tournées : mais avec la loi divine, on s'arrange moins aisément, et Des Grieux a peur d'elle. Il ne cesse jamais de croire à l'existence d'une puissance supérieure, qui attend son moment, et qui règle tout l'inconnu de l'autre monde. Les fautes qu'il commet s'accumulent: le jour viendra où il devra répondre de toutes, devant un tribunal moins facile à tromper que ceux des hommes, et dont les décisions engagent l'éternité. Son âme est en jeu, il est en train de la perdre; et il la perd en commettant celui de tous les péchés que son éducation lui a représenté comme le plus re- doutable, le péché de chair. Qu'on suppose une conception épicurienne de la vie, et le roman changera de caractère; il ne sera plus qu'un hommage à la passion triomphante; Des Grieux surmontera les obstacles que la société lui oppose, aimera Manon dans la joie, et tous deux célébreront Eros vainqueur. Or, il n'en va pas ainsi; à chaque détour de l'histoire, le sentiment religieux réapparaît, pour compliquer le sentiment de l'amour, pour le contrarier, pour l'enrichir de douleur et de remords: pour le compliquer, et sans doute pour le rendre plus cher. Par moments s'élève un chant triomphal: «Vénus et la fortune n'avaient point d'esclaves plus heureux et plus tendres. Dieux! pour- quoi nommer le monde un lieu de misères, puisqu'on y peut goûter de JANSÉNISME 57 si charmantes délices?» Mais cette voix païenne perd son assurance; une mélancolie la voile; elle ne parle plus des dieux, mais de Dieu. Il faut, pour chasser le sentiment qu'elle trahit, toutes les ardeurs, toutes les reprises de la passion. Ce «caractère ambigu» que nous avons noté dans le roman vient sans doute, pour une part, du mélange surprenant du sacré et du profane. La passion mène le monde, chacun courant vers son plaisir ou vers son intérêt; point de retenue, point de pudeur; ces appétits sont naturels et légitimes; les peindre, ce n'est pas complaisance, c'est vérité. Mais la Providence conserve aussi ses droits: qu'on arrange cet amalgame comme on pourra. La Providence intervient à tout moment dans les affaires humaines, pour les diriger, voire pour les corriger par les moyens les plus paradoxaux. Etrange théorie que celle que Des Grieux expose avec subtilité! En exerçant sur les riches, par l'intermédiaire du jeu habilement dirigé, quelques adroites reprises individuelles, il ne fait que suivre une des lois de la volonté divine. La Providence, se dit-il en réfléchissant sur les différents états de la vie, n'a-t-elle pas arrangé les choses fort sagement? La plupart des grands et des riches sont des sots. Cela est clair à qui connaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justice admirable. S'ils joignaient l'esprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Les qualités du corps et de l'âme sont accordées à ceux-ci comme des moyens pour se tirer de la misère et de la pauvreté. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant à leurs plaisirs: ils en font des dupes; d'autres servent à leur instruction: ils tâchent d'en faire d'honnêtes gens. Il est rare, à la vérité, qu'ils y réussissent; mais ce n'est pas là le but de la divine sagesse; ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre aux dépens de ceux qu'ils instruisent; et, de quelque façon qu'on le prenne, c'est un fonds excellent de revenu pour les petits que la sottise des riches et des grands ... L'abbé Prévost se moque-t-il, lorsqu'il prête à son héros de tels raisonnements? Non pas: car il a soin de souligner, en bien d'autres endroits, la merveilleuse intervention de la Providence. Il raconte 58 MANON LESCAUT qu'un garde du corps dépouillé au jeu, rencontrant Lescaut au coin d'une rue, lui lâche un coup de pistolet et lui casse la tête: «c'est quelque chose d'admirable, remarque-t-il, que la manière dont la Provi- dence enchaîne les événements.» Il le dit comme il le pense, et sans sourire. Il ne se fait jamais faute de montrer ses personnages aux prises avec le Ciel. Tantôt le Ciel est favorable, et tire Des Grieux d'embarras, en lui inspirant l'idée de recourir une fois de plus à la complaisance de Tiberge. Tantôt au contraire le Ciel se comporte sans délicatesse, comme le jour où il permet à G ... M ... de faire enfermer Manon au Petit-Châtelet : ce qui lui vaut de vifs reproches personnels. Le Ciel est une puissance très haut placée, très mystérieuse, propice quelquefois, hostile souvent, incompréhensible toujours, qui ne perd jamais de vue Des Grieux, et que Des Grieux n'oublie jamais. Par la voix de Tiberge, le Ciel menace et gronde. Tiberge rend à son ami de fréquentes visites, et les assaisonne de sermons qui n'en finissent plus. Des Grieux, fatigué de tant de morale, raille le moraliste en présence de Manon. S'amusant à le scandaliser, car rien ne plaît tant aux libertins que d'effaroucher les ecclésiastiques, il lui conseille de ne pas faire le scrupuleux, puisqu'un grand nombre de prêtres, et même d'évêques, savent accorder les plaisirs du monde avec la jouis- sance d'opulents bénéfices; il lui montre les yeux de Manon, et lui demande s'il y a des fautes qui ne soient pas justifiées par une si belle cause. Après avoir longtemps pris patience, Tiberge s'irrite, change de ton et de manières, se plaint d'un tel endurcissement, souhaite que ces criminels plaisirs s'évanouissent comme une ombre, et s'en va, maudissant la richesse mal acquise de son ingrat, de son faible ami. Des Grieux voudrait le retenir, et ne le retient pas, car Manon lui dit de laisser sortir ce fou; et comment résister aux caresses de Manon? Par elles, l'impression du discours de Tiberge s'efface en un moment. Mais enfin, il a été chagriné, troublé; et même il a senti se produire en lui un mouvement de retour vers le bien. Seule de toutes les forces morales, la religion subsiste encore ; elle lui inspire à tout le moins des repentirs fugaces, des velléités; elle le retiendrait, si quelque chose était capable de retenir ce cœur impur et tendre qui va vers sa volupté; JANSENISME 59 elle se manifeste à sa conscience, de façon qu'il prenne sans hésiter le chemin du salut, quand ses yeux se dessilleront. C'est un sentiment très vague et très riche, où il entre de pieux souvenirs, l'idée d'une justice immanente, beaucoup de crainte, et de l'espoir: il y entre aussi du jansénisme. Manon Lescaut, roman janséniste : n'y a-t-il pas, dans ces seuls mots, la plus paradoxale affirmation? III Parmi tant de distractions qu'il se donna dans sa vie, l'abbé Prévost se plut à taquiner les Jésuites. Il leur avait faussé com- pagnie par deux fois: c'était assez sans doute pour leur garder rancune. La première escarmouche, qui date de 1721, se réduisit à une brillante et rapide passe d'armes. Le fait est que, devenu Béné- dictin, et se trouvant à Rouen, la tradition veut qu'il ait été attaqué par le P. Lebrun, Jésuite, qu'il ait répondu de la bonne manière, qu'il ait écrasé son rival, et emporté les honneurs du combat. Ce n'était rien. Mais lorsqu'il fit paraître, en 1732, son Cleveland, la querelle s'envenima. Au livre VI du roman apparaissait tout à coup un Jésuite, qui était le plus ridicule et le plus abominable des hommes; les deux à la fois: il cumulait. L'abbé Prévost, gaillarde- ment, fonçait sur tous les Jésuites en général. Il prêtait à Henriette d'Angleterre, qu'il mettait en scène, les propos les plus ironiques sur «ces gens-là,» qui sont «les petits maîtres de l'Eglise catholique.» — «Ces gens-là prennent toutes sortes de formes. Vous apercevez dans tout ce qu'ils font un air du monde, et quelque chose de si galant, qu'on est charmé, quand on a un peu de goût pour le plaisir, de les avoir sans cesse auprès de soi. Leur présence et leur habit justifient mille choses, et l'on se livre sans remords à ce qui plaît.» — «Vous ne sauriez conce- voir combien ces gens-là sont comiques ...» Mais non content de ces appréciations collectives, Dom Prévost s'en prenait longuement à un Jésuite en particulier. Pour convertir Cleveland, pessimiste et atrabi- laire, que ni les protestants, ni les catholiques n'ont réussi à amener vers eux, ce Révérend Père propose une méthode pleine de séduction. Dans la triste situation où se trouve Cleveland, il y a, dit-il, deux 60 MANON LESCAUT remèdes: l'un, de lui faire perdre le sentiment de ses peines; l'autre, de rendre à son cœur le goût du plaisir. Pour le premier point, quelques livres suffiront : un catéchisme en français, pas plus gros que le petit doigt, qui contient l'essence et l'élixir de la religion; un autre ouvrage, composé comme le premier par un Jésuite, et qui s'appelle la Dévotion aisée; plus, les romans, les poésies, les nouvelles galantes présentement à la mode, qui, dissipant l'esprit de Cleveland, lui permettront d'oublier qu'il est malheureux. Et, d'autre part, pour rendre à son cœur le goût du plaisir, le Jésuite le présente à une charmante jeune fille; car «nous sommes composés de chair et. de sang»; et «les plaisirs spirituels ne sont pas ceux qui nous flattent le plus.» L'abbé Prévost, comme on le voit, met la bonne mesure. Encore son Jésuite n'est-il pas seulement un corrupteur de la morale: il joint à l'hypocrisie la méchanceté la plus noire; il abuse du secret de la confession; quand il voit que son pénitent échappe à ses prises, il provoque contre lui les rigueurs de l'autorité civile, et s'efforce de le faire enfermer à la Bastille. Il y réussirait sans doute, si un assassin venu du bout du monde ne perçait Cleveland de deux grands coups d'épée: ce qui ralentit un peu le cours de ses aventures, et le met à l'abri des tentatives du Jésuite, provisoirement. En même temps qu'il publie des romans passionnés, l'abbé Prévost s'adonne à l'érudition, et fait paraître, l'an 1733, le premier tome de la traduction de l'Histoire universelle de M. de Thou. N'ima- gine-t-il pas de poursuivre les Jésuites jusque dans les notes de son in-quarto? «Le Père Daniel, écrit-il, s'est exprimé sur bien des faits historiques en des termes qui sentent le Jésuite.» Et encore, visant plus haut, et brûlant de s'en prendre à Ignace de Loyola lui-même: «Ce fameux instituteur des Jésuites conserva toujours tant de goût pour les combats, qu'après avoir fondé la Société, il battait cruelle- ment ceux qui la composaient, et en fit expirer plusieurs sous ses coups.» Les Jésuites ne répondant pas à ses attaques, l'abbé Prévost estime qu'aucun procédé ne saurait être plus désobligeant. Et vite, JANSENISME 61 il se remet à les provoquer. Après le roman, les notes de l'in-quarto; après l'in-quarto, le journal. Son journal, le Pour et Contre, déclara qu'il respectait beaucoup les Révérends Pères, et sur ce, les attaqua vertement. C'en était trop; du moins c'en était assez. Le Journal de Trévoux riposta dans son numéro de novembre 1735. Il en avait beaucoup à dire, et sur le rôle indécent que M. Prévost avait prêté au Jésuite, confesseur d'Henriette d'Angleterre; et sur les traits offensants qu'il avait lancés contre le feu Père Daniel; et sur la remarque impie qui s'était échappée de sa plume au sujet de saint Ignace de Loyola. On reconnaissait l'hérétique à son langage. Désormais la mesure était comble; le Journal de Trévoux ne permettrait pas à M. Prévost de nouvelles insultes: et la preuve, c'est qu'il prenait l'offensive à son tour. Alors l'abbé Prévost se radoucit, et traita de puissance à puissance. Il écrivit aux journalistes de Trévoux une lettre privée, où il dissipait les causes d'un malentendu qui n'avait que trop duré, disait-il; et il publia dans le Pour et Contre un article élégamment tourné. Ce n'étaient plus que politesses et embrassades. Après le démêlé dans lequel il s'était trouvé engagé avec les Révérends Pères, bien des gens s'attendaient à voir naître une guerre ardente; et il se croyait lui- même assez injustement offensé pour devoir accorder quelque chose à son ressentiment. Mais à présent, les amateurs de disputes seraient bien désappointés. Valeant qui inter nos dissidium quœrunt! Les Jésuites avaient manifesté leur coutumière humeur, civile et bienveil- lante: lui-même s'était laissé aller à l'ancien penchant de son cœur, qui l'avait toujours porté à les chérir. Tout était fini; tout était pour le mieux. Déjà, dans son Cleveland, il s'était repris. Le Jésuite, son triste héros, avait poussé son désir de vengeance jusqu' à devenir assassin. Mais arrivé à ce point, l'abbé Prévost expliqua diligemment que ce Jésuite était un Jésuite dévoyé, corrompu, exceptionnel: si différent de l'ensemble de son ordre, que la révérende compagnie l'expulsait avec horreur, dès qu'elle avait eu vent de sa conduite. Puis les lecteurs 62 MANON LESCAUT voyaient apparaître d'autres Jésuites, pleins de vertu, d'honneur, et en tout point irréprochables: ceux-là étaient les vrais Jésuites, les Jésuites authentiques, et après tout les seuls Jésuites. On pouvait sans crainte leur confier l'éducation de la jeunesse; car leur morale était pure, et admirable leur discipline. De leur collège Louis-le-Grand, il ne sortait que parfaits gentilshommes, et vrais chrétiens: aussi bien n'y avait-il pas au monde de maison d'éducation qui pût seulement lui être comparée. Tels étaient les mérites d'un ordre auquel nul homme de bon sens ne pouvait refuser la plus haute estime et la plus tendre amitié. La guerre avait été longue; peut-être est-il possible de trouver, dans Manon Lescaut, une trace de l'humeur combative de notre abbé: une taquinerie, tout au moins. Il n'est personne qui ne se rappelle le début de l'histoire, la scène exquise où Des Grieux, voyant Manon descendre du coche, tombe aussitôt éperdument épris, et décide sans ambages d'aller cacher à Paris ses jeunes amours. Le lendemain, dès que paraîtra l'aube, ils s'en iront. Mais déjà Tiberge veille, grave et fâcheux ami; il a éventé le beau projet: tout est perdu, si Des Grieux ne trouve le moyen de se débarrasser de lui. Or l'amour, à peine éveillé, donne à son esprit je ne sais quelle ingéniosité merveilleuse. Le moyen de tromper Tiberge, il l'a trouvé! Il donnera rendez- vous à son trop scrupuleux gardien pour le lendemain, à neuf heures: à neuf heures, il sera loin sur la route de Paris. — Un mensonge? — Des Grieux n'est pas de ceux qui mentent, le mot est trop laid; il se servira d'une équivoque, tout au plus. Ecoutons-le: «Je résolus de le tromper à la faveur d'une équivoque. Tiberge, lui dis-je ..., venez me prendre demain à neuf heures: je vous ferai voir, s'il se peut, ma maîtresse ...» S'il se peut; tout est là; et quel art subtil de la tromperie! — Mais précisément, l'art des équivoques, la doctrine des équivoques, voilà ce qu'à tout bout de champ, on n'avait plus cessé de reprocher aux Jésuites, depuis Pascal; et il n'était personne qui ne se rappelât le passage fameux de la neuvième des Petites lettres: «Une chose des plus embarrassantes ... est d'éviter le mensonge, et surtout quand on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C'est à quoi sert admi- rablement notre doctrine des équivoques, par laquelle il est permis JANSENISME (i.'î d'user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu'on ne les entend soi-même, comme dit Sanchez, Op. Mot., p. 2, liv. III, ch. iv, n° 13. — Je sais cela, mon Père, lui dis-je. — Nous l'avons tant publié, continua-t-il, qu'à la fin tout le monde en est instruit.» Des Grieux n'est pas seulement l'élève des Jésuites du collège d'Amiens, mais celui du bon Père des Provinciales. Faire pièce aux Révérends Pères, ce n'est pas nécessairement aimer les Jansénistes: mais c'est une bonne préparation. Or la France offrait, vers l'époque de Manon Lescaut, un curieux spectacle. Elle semblait avoir été saisie sous la Régence d'une crise de folie qui ne se calmait pas. Ce n'était qu'insouciance et déraison; ce" n'étaient que chansons et que rires. Depuis la fortune et l'écroulement des actions du Mississipi, on s'imaginait que le train du monde était aventure et jeu. Aussi jouait-on, à l'aventure; et même on trichait, sans en conce- voir trop de honte; car la moralité ne paraissait plus qu'un conte du vieux temps. Les fermiers généraux se disputaient les filles, pour les entretenir comme des reines; elles habitaient des palais qu'on bâtissait pour elles, jusqu'au jour où elles se retrouvaient à l'Hôpital général, près de partir pour les Isles. Il y avait cette France-là; et d'autres, superposées; et parmi ces autres, une France pleine d'an- goisse, qui mettait toute sa passion à défendre ou à ruiner un principe et une doctrine. En effet, depuis la proclamation de la Bulle Uni- genitus, en 1717, le débat qui avait si longtemps agité la conscience religieuse du pays s'était rouvert avec une violence accrue; et tous, les curés dans les églises, les moines dans les couvents, les magistrats dans les tribunaux, les étudiants dans les collèges, pour ou contre le Jansénisme prenaient parti. Il avait contre lui l'autorité de l'Eglise et celle du Roi; pour lui, son âpre beauté, la tradition gallicane, et l'instinctive opposition du peuple de France à l'emploi de la force, quand elle veut s'exercer dans le domaine de l'esprit. Il n'était guère d'année, tout au long de la jeunesse de l'abbé Prévost et durant son âge mûr, où quelque événement d'importance ne vînt exciter l'opinion et renouveler la dispute : bulle pontificale, appel, mandement, concile ; persécutions aussi, et bannissements. Oratoriens, Génovéfains, Chartreux, Lazaristes, fournirent à la 04 MANON LESCAUT doctrine obstinée d'indomptables recrues: les Bénédictins d'abord. Parmi les appelants de la première heure avait figuré Denys de Saint- Marthe, prieur de Saint-Germain des Prés et supérieur de la congréga- tion de Saint-Maur; beaucoup de religieux de son ordre partageaient ses sentiments; c'était un fait reconnu que la grande majorité de la congrégation refusait d'accepter la bulle. Mme du Noyer, cette aventurière qui tenait à Amsterdam bureau de nouvelles, et dont Vol- taire faillit épouser la fille, voulant offrir à son public batave une histoire bien parisienne, lui racontait dans ses Lettres historiques et galantes, en 1720, que le Père Le Tellier avait donné à Mgr. le Dauphin un ouvrage contre le Père Quesnel, le janséniste; mais que les Pères Bénédictins, quelques semaines après, lui en avaient présenté un autre, où ils lui faisaient voir que le livre du Père Le Tellier était plein de fausses suppositions, et de passages de saint Augustin tronqués ou altérés. Tant il est vrai que la réputation des Bénédictins était sur ce point solidement établie, et qu'on les donnait jusque dans les gazettes de Hollande pour les défenseurs attitrés du Jansénisme. Si l'abbé Prévost prit expressément parti, voilà ce que nous voudrions bien savoir. Au moins voyons-nous que dans son premier l'oman, les Mémoires et Avantures d'un Homme de qualité, qui sont de 1728, il a parlé avec une vive sympathie du siège de l'hérésie, de Port- Royal. Un des héros qu'il met en scène, le marquis de Rosambert, va visiter l'abbaye de Port-Royal des Champs, et c'est M. Racine qui l'y conduit. Il y est reçu à merveille, et on l'y retient même quelques jours. M. Arnauld lui fait mille caresses. «Comme j'avais l'esprit assez cultivé pour un homme de mon âge, raconte le marquis, il prit plaisir à m'instruire des contestations qui divisaient alors l'Eglise de France: il me fit même goûter ses sentiments; et je puis dire que j'étais à demi janséniste, lorsque je quittai cette maison.» Et encore: «La mère Agnès, qui était parente de M. Racine, prit fort à cœur ce qu'elle ap- pelait ma conversion.» Un peu plus tard, le même personnage se trouve sous le coup de la justice du roi, pour avoir transpercé de part en part son adversaire, dans un duel; c'est à Port-Royal qu'il se réfugie, et il doit écouter pour sa pénitence les leçons de morale que lui pro- JANSÉNISME 65 digue Arnauld. Cette fois, il passe plus de six semaines dans l'abbaye ; il vit en compagnie d'ecclésiastiques qui sont regardés comme les oracles du parti janséniste, et qui mènent une existence très réglée et très édifiante. Ainsi l'abbé Prévost, qui ne craignait rien, ne craignit même pas de rendre cet hommage posthume au monastère dont le grand Roi n'avait pas laissé pierre sur pierre, et qu'il fallait officiellement abhorrer. Saisissons enfin ce trait, qui ne laisse pas d'être amusant. Dom Pierre Thibault, supérieur général de la congrégation de Saint-Maur de 1726 à 1729, fut partisan de la Bulle Unigenitus et, de ce fait, très impopulaire dans son ordre. Lorsqu'en cette même année 1728 qui vit ses débuts de romancier, Dom Prévost fut repris d'un invincible besoin de courir le monde, quitta Saint-Germain des Prés, et se rendit au jardin du Luxembourg pour y dépouiller sa robe bénédictine, il prit soin d'écrire au préalable une longue lettre à son supérieur, Dom Pierre Thibault. Lettre pleine de reproches, de menaces. Laissez-moi partir de bonne grâce; ou sinon, prenez garde! «Ne me forcez point à vous donner en spectacle au public. On pourrait faire revivre les Provin- ciales; il est injuste que les Jésuites en fournissent toujours la matière; et vous verrez si je réussis dans ce style-la.» Un bref de Rome me permet, je le sais, de quitter la congrégation pour entrer dans le clergé régulier: ne retardez pas sa promulgation! Et il ajoutait, trouvant le moyen de rappeler ironiquement à Dom Thibault sa tare, qui était d'avoir accepté la Bulle: «Vous avez reçu si respectueusement la Con- stitution que je ne saurais douter que vous ne receviez de même un bref qui vient de la même source ...» Ainsi l'abbé Prévost admirait Pascal, et n'aimait pas la Bulle: ces deux sentiments sont d'accord. IV Comme la nature n'est pas encore tout à fait convaincue de sa puissance et met quelque timidité, voire quelque maladresse à s'affirmer: de même, la fatalité n'est pas encore tout à fait fatale, à l'époque où l'abbé Prévost se mêle d'écrire. Vers 1730, on veut bien admettre qu'elle explique l'empire absolu de la passion: mais la fatalité elle-même, comment l'expliquer? 66 MANON LESCAUT L'abbé Prévost ne manque pas de lui faire une large place. Il est un problème qui le tourmente, et qu'il a exposé dans tous ses romans, nous l'avons vu. L'homme estime hautement les préceptes de la morale; il voit que la pratique de la vertu représente une valeur suprême; il porte en lui l'idée de perfection. Et pourtant, par une étrange inconséquence de sa nature, il fait le mal. Dès la première occasion, il viole les principes de sagesse qu'il sentait si fortement établis dans son cœur. Toujours il s'éloigne, dans la pratique, des règles qui, théoriquement, lui semblaient les seules dignes d'être e suivies. — C'est que l'homme est conduit, répond Des Grieux en con- sidérant son propre exemple, par la fatalité. Toute son histoire le prouve. Eût-il hâté d'un jour son départ d'Amiens, d'un seul jour, et sa destinée se trouvait changée: car il n'aurait pas rencontré Manon. Dès qu'il voit Manon, son sort est fixé: ce n'est pas seulement la douceur de ses regards, l'air charmant de tristesse épandu sur son visage, qui conquièrent le cœur innocent du jeune chevalier: il se sent dominé par «l'ascendant de sa destinée.» Plus sa passion se développe et plus il sent qu'elle est, ainsi qu'il l'explique lui-même, «un de ces coups particuliers du destin qui s'attache à la ruine d'un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu'il l'a été à la sagesse de les prévoir.» Le mot fatalité revient sans cesse sur ses lèvres; fatale est sa misère, fatal l'aveuglement de son amour. Mais il ne se contente pas de cette explication seconde: l'explica- tion première, c'est le jansénisme qui la fournit. Rapetissant à son usage cette doctrine hautaine, il la fait servir à justifier sa faiblesse et l'abolition de sa volonté. Des Grieux est un chrétien auquel manque la grâce: et, privé de la grâce, que peut-il faire, sinon se laisser aller à son penchant? La fatalité qu'il invoque comme excuse est celle de la prédestination; elle est janséniste. Excellent psychologue, il analyse clairement son cas. Il est pris entre deux «délectations»: l'une qui le sollicite vers le bien, l'autre qui l'emporte vers la volupté; c'est la seconde qui est victorieuse, et toutes les forces humaines n'y peuvent rien changer. Car l'homme n'est pas libre; il suit inévitablement, nécessairement, celle des deux délecta- JANSENISME 67 tions qui est la plus forte. Il est faux de dire, suivant la doctrine orthodoxe telle qu'on l'enseigne à Saint-Sulpice, que notre volonté conserve la faculté de choix. Des Grieux le sent bien, au moment où Manon se présente au séminaire, et change du tout au tout la résolu- tion qu'il avait prise de se consacrer à Dieu: «Chère Manon, lui dis-je avec un mélange profane d'expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu'on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère ...» Si lui-même cherchait une formule qui convînt à son caractère, et qui lui enlevât, pour sa plus grande commodité, la responsabilité de sa conduite, il n'en trouverait pas de meilleure que celle-ci: «Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes à raison de leurs forces présentes, quelque volonté qu'ils aient et quelques efforts qu'ils fassent ; et la grâce par laquelle ces commandements seraient possibles leur manque» — et c'est la première proposition de Jansénius. Des Grieux la traduit en son langage, et l'applique habilement à son cas, sur un ton offensif: «S'il est vrai que les secours célestes sont à tout moment d'une force égale à celle des passions, qu'on m'explique donc par quel ascendant on se trouve porté tout d'un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords!» A l'idée qu'il y a des gens pour soutenir que la vertu est agréable, et facile à pratiquer, il s'irrite: la vertu est amère, et repoussante, et ceux-là seuls sont capables de suivre ses voies difficiles qui sont guidés par la main de Dieu. La volupté, au contraire, est attirante, et douce, et telle qu'il ne faut rien de moins qu'une intervention surhumaine pour dissiper ses prestiges enivrants. Cette attitude de Dieu, qui envoie ou qui n'envoie pas le secours de sa grâce, a quelque chose d'incompréhensible et de douloureux pour les cœurs mortels. Il est vrai que tous les hommes portent en venant au monde la conséquence du péché de leur premier père, et qu'ils ne peuvent plus, après cela, réclamer aucun droit. Il est vrai, comme le dit le Père Quesnel en commentant l'Epître de Saint Paul aux Ro- mains, que Dieu est le maître et le souverain dispensateur de ses 68 MANON LESCAUT grâces: s'il fait miséricorde, c'est une pure libéralité; s'il laisse l'homme à lui-même, c'est un juste jugement. Mais quand tout est dit, quelle étrangeté! Il envoie à Des Grieux des avertissements, sous forme d'appréhensions, d'inquiétudes, de pressentiments obscurs. Si Des Grieux n'en tient pas compte, son crime s'aggrave; et peut-être même arrivera-t-il que Dieu, las de se rappeler à lui, l'abandonnera pour toujours. Car un jour peut venir, — et qui sait quand? — où il cherchera d'entrer, et ne le pourra; où il heurtera, et la porte ne lui sera point ouverte; où il priera, et ne sera point exaucé. Mais en même temps qu'il l'émeut ainsi, Dieu lui refuse le pouvoir d'agir; il l'invite à la pénitence, et ne lui donne pas la force de se repentir ... Le pauvre chevalier, pour qui ces spéculations sont trop profondes sans doute, ne s'attarde pas à les creuser davantage. Mais il ne peut s'empêcher de répéter les plaintes qui ont échappé quelquefois aux Jansénistes les plus convaincus, dans leurs heures d'angoisse morale. C'en est fait; il s'amende; loin des conventions du monde, débarquant avec Manon dans un pays nouveau, il veut changer le caractère de leur union, et la légitimer par le mariage; il ennoblira son amour par les serments que la religion autorise. Rien de plus louable qu'un tel projet, qui répond, en même temps, aux intentions secrètes de Manon repentie, et qui la comble de joie. Or, c'est le moment que Dieu choisit pour l'accabler: quel problème pour sa raison! et, pour son cœur, quelle amertume! Elle vient enfin, cette grâce si longtemps refusée. Des Grieux a soin d'indiquer, de la manière la plus expresse, qu'il n'arrive à se convertir que par le secours du ciel: «Mais le Ciel, après m'avoir poursuivi avec tant de rigueur, avait dessein de me rendre utiles mes malheurs et mes châtiments. Il in éclaira des lumières de sa grâce, 76 MANON LESCAUT Des Grieux d'un châtiment du ciel, que Lescaut garde du corps. C'est presque toujours au style indirect qu'il nous rapporte les dis- cours de ce dernier; lorsqu'il les cite textuellement, ils ne sont point grossiers. La fille que Manon envoie à Des Grieux pour le consoler ne dit d'abord que quelques mots, et au style indirect. Elle s'exprime ensuite fort bien: «J'ai une lettre à vous rendre, qui vous instruira du sujet qui m'amène, et par quel rapport j'ai l'avantage de con- naître votre nom.» Si «j'ai l'avantage de connaître votre nom» est une tournure populaire, avouons qu'elle est fort discrète, et que cette fille, pour une fille, parle fort décemment. Manon ne laisse jamais échapper une expression malséante, ou seulement un peu vive; elle parle même avec esprit, quand elle en a l'occasion. Il n'est pas jusqu'au chef des archers qui ne connaisse son français, et ne prenne un ton modéré dans ses discours. L'abbé Prévost ne va donc pas jusqu'à reproduire toute la nature: son naturel n'est pas du naturalisme. Il adopte une certaine tenue de style; il parle sur le ton d'un homme de bonne compagnie. Même dans la grande scène de reproches, Des Grieux ne se laisse aller à aucun excès de langage: «Inconstante Manon, repris-je en- core. Fille ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos ser- ments? Amante mille fois volage et cruelle, qu'as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd'hui! Juste ciel! ajoutai-je, est-ce ainsi qu'une infidèle se rit de vous après vous avoir attesté si sainte- ment? C'est donc le parjure qui est récompensé! Le désespoir et l'abandon sont pour la constance et la fidélité.» Le style de Prévost est celui d'un honnête homme, dont la culture se trahit par des latinismes, des réminiscences classiques, un certain souci d'ordonnance et de composition, souvenirs du discours latin. Cette qualité apparaît d'un bout à l'autre de l'ouvrage. Pas de brusques changements, ni de contradictions, ni d'incohérences: c'est là son naturel. Un peintre, après avoir décidé d'interpréter dans un certain sens la réalité, transpose intégralement les valeurs, en conservant à chacune la place, l'intensité, la tonalité relative qui lui convient. De même LE STYLE DE MANON LESCAUT 77 Prévost: si dans le ton qu'il a choisi, il lui faut analyser un caractère, il emploiera bien le style analytique, mais sans excès. Cette analyse ne sera point en contraste violent avec les effusions sentimentales voisines: elle gardera comme elles sa valeur relative, et la nature sera, toutes choses égales d'ailleurs, respectée. S'agit-il de dépeindre un émoi un peu vif, Prévost transpose encore. Ecoutons Des Grieux décrire l'impression physique que firent sur lui les charmes de Manon: «Mon cœur s'ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n'avais jamais eu l'idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J'étais dans une espèce de transport qui m'ôta pour quelque temps la liberté de la voix et qui ne s'exprimait que par les yeux.» Rien de grossier: mais le style prend plus de force et va jusqu'à rendre la sensation. Dans les mouvements de passion et de colère, il se fait impétueux, mais il ne va jamais jusqu'à l'incohérence ou la brutalité. Le naturel de cette prose vient donc essentiellement de ce qu'elle suit les différents mouvements de l'intelligence et du cœur, et reflète l'infinie variété de notre vie psychologique, mais avec une irnesure^et un souci de trans- position constants. IV L'abbé n'a pas fini de se louer: à l'en croire, le style de Manon est «plein et expressif.» Cependant, le vocabulaire en est rarement coloré, rarement technique. Nous y remarquons bien quelques expressions particulières aux joueurs, et, dans les passages relatifs au Jansénisme, quelques termes précis empruntés au langage de la théologie : mais cela reste une exception. Nous y trouvons bien aussi quelques images, mais discrètes, effacées par l'usage: «Ce fut dans ce moment que l'honneur et la vertu me firent sentir encore les pointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon père, vers Saint-Sulpice, et vers tous les lieux où j'avais vécu dans l'innocence. Par quel immense espace n'étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais plus que de loin, comme une ombre, qui s'attirait encore mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts.» La force expressive du style ne vient donc pas de ces ressources, touches de couleur, termes techniques, expressions 78 MANON LESCAUT imagées, phrases vigoureusement cadencées; mais elle vient du tour même. Nous sommes en présence d'une âme qui se confesse. Tout est sentiment dans Manon Lescaut, tout est passion. En conséquence, le style sera expressif, au sens étymologique du mot, s'il exprime et fait jaillir au dehors ces sentiments essentiels. Le style sera expressif si, dans une histoire d'amour et de tendresse, ces états de l'âme sont constamment exprimés, en un incessant appel au pathétique. Et tel est le cas. On pourrait même dire, dans ce sens, qu'il y a dans le style de Manon Lescaut une poésie, que Brunetière dégage finement : Lecteur, à qui l'on a dit sans doute, comme à moi, que Prévost écrivait mal, ou qu'il n'écrivait pas, répétez seulement ses phrases l'une après l'autre, modulez-les vous-même à voix haute, et quand vous vous serez empli l'oreille de leurs musiques, dites si vous ne reconnaissez pas dans ce romancier quelque chose d'autre ou de plus qu'un écrivain, et vraiment un poète?1 C'est peut-être là ce que Prévost entend par «style coulant.» Il ne pratique pas une harmonie bruyante, violemment orchestrée. On n'y perçoit point d'effets souvent répétés, d'accords à la Chateaubriand. C'est une harmonie plus discrète, une harmonie d'avant Jean-Jacques. Ce n'est pas non plus une harmonie oratoire, emportée par un souffle puissant: point d'amples périodes à la Bossuet, mais de petites phrases brèves et fluides. Quel est donc le secret de cette musique voilée? L'harmonie de la prose française naît parfois d'une certaine répétition d'éléments pairs, et Manon en fournit quelques exemples: «Je lui appris [4] l'extrémité [4] de mes besoins [4] sans nul détour [4].» Quelquefois aussi, ce sont des éléments impairs qui dominent, plus vagues, plus «solubles dans l'air»: «La douceur de ses regards [7], un air charmant de tristesse [7] en prononçant ces paroles [7] ou plutôt l'ascendant [6] de ma destinée [5] qui m'entraînait à ma perte [7] ne me permirent pas [6] de balancer un moment [7] sur ma réponse [4].» Toutefois, certaines phrases sont très poétiques sans qu'il soit possible d'y démêler des 1 Brunetière, op. cit., p. 211. LE STYLE DE MANON LESCAUT 79 successions de pairs et d'impairs: "Ce sont là des coups [5] qu'on ne porte point [5] à un amant [4] quand on n'a pas résolu sa mort [9]. Voici la troisième fois [7], Manon [2], je les ai bien comptées [6]; il est impossible [5] que cela s'oublie [5]. C'est à vous de considérer [8] à l'heure même [4] quel parti [3] vous voulez prendre [4], car mon triste cœur [5] n'est plus à l'épreuve [5] d'un si cruel traitement [7].» Faut-il faire intervenir ici une théorie plus subtile?1 A l'explication mathéma- tique grossière, faut-il substituer une explication tonique : le retour régu- lier, à la même place, d'une syllabe intense, constituerait le rythme de la prose. On pourrait ainsi dégager de certaines phrases de Manon un rythme anapestique : «Vous affectez [4] une tristesse [4] que vous / ne sauriez / sentir [7]. Le plus grand / de vos maux [6] est sans doute / ma présence [6] qui â / toujours été [6] importune / à vos plaisirs [7].» Certes, nous le sentons, des transports amoureux Prévost fait des hymnes, des plaintes mêmes il fait une musique dolente; mais le secret de cette harmonie est presque insaisissable. C'est la qualité intérieure qu'il faut surtout comprendre, et peut- être une explication psychologique serait-elle ici la meilleure. Ce qui caractérise Manon au point de vue du sentiment, c'est la qualité absolue d'un amour qui chez Des Grieux se hausse jusqu'au mysti- cisme. Son moi égoïste se sacrifie; il n'existe plus pour lui-même, mais pour cet amour, valeur en soi, valeur souveraine; toutes les con- tingences de la terre sont abolies, nous sommes dans le domaine de la passion sans mélange, de la passion exclusive. Si la forme réussit à traduire cet état de sensibilité qui tend vers l'absolu, nous aurons la poésie pure: Mais il s'agit bien ici de mon sang! Il s'agit de la vie et dé l'entretien de Manon; il s'agit de son amour et de sa fidélité. Qu'ai-je à mettre en balance avec elle! Je n'y ai rien mis jusqu'à présent. Elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune. Il y a bien des choses, sans doute, que je donnerais ma vie pour obtenir ou pour éviter; mais estimer une chose plus que ma vie n'est pas une raison pour l'estimer autant que Manon ... 1 Voir S. Coculesco, Le rythme de la prose française. Paris, Presses Uni- versitaires de France, 1926. In-8. 80 MANON LESCAUT Il n'est rien dans ce passage qui n'exprime la passion avec une intensité qui est la poésie même.1 V A ces secrets prestiges du style, l'abbé Prévost devient de plus en plus sensible, puisqu'après un long intervalle, il reprend Manon, de main d'ouvrier, en technicien qui possède à fond son art, et sait l'importance d'une virgule déplacée, d'une syllabe de plus ou de moins. En 1753, nous le savons, il relit le roman pour le polir et le porter à l'extrême perfection. Quelques corrections portent sur la substance même de l'œuvre. «On y a fait, dit-il, quelques additions qui ont paru nécessaires pour la plénitude d'un des principaux caractères.» La première Manon «n'était point de qualité, quoique d'assez bonne naissance»; le texte de 1753 ne lui accorde plus qu'une «naissance commune,» ce qui excuse mieux la facilité de ses mœurs. Par contre, l'abbé adoucit quelques expressions crues qui échappaient parfois à son héroïne : «Il n'aura pas la satisfaction d'avoir passé une seule nuit avec moi,» disait-elle sans vergogne dans l'édition de 1731 ; en 1753, elle y met plus de discrétion: «Il ne pourra se vanter des avantages que je lui ai donnés sur moi.» Enfin, la version définitive s'enrichit de tout l'épisode du prince ita- lien, qui nous révèle un côté jusqu'alors insoupçonné du caractère de 1 M. J. Ducarre, professeur agrégé de l'Université, qui prépare une thèse sur Prévost romancier, m'écrit: «Ce style est un miracle: mais comment le faire bien comprendre aux profanes? Peut-être en le comparant au style des autres romans de Prévost, ou à celui des médiocres romans de l'époque. J'y goûte fort aussi la distribution du récit en paragraphes condensés, l'allure de strophes que prennent aux endroits pathétiques certains de ces paragraphes; strophes qui se terminent sur un abaissement de la voix, sur un souffle, et dont le frémissement contenu et indéfinissable retentit encore en vous après que leur rythme est achevé: du Lamartine plus précis et enfiévré. «J'admire encore les puissants tableaux qui çà et là coupent le récit, tableaux d'une grande richesse psychologique, d'une émotion intense, où Des Grieux joue sa destinée: par exemple, la scène de Saint Sulpice. De telles pages arrachent le roman à l'épopée, à l'histoire, genres qu'il côtoyait de trop près et où il était souvent confondu. Le roman tragédie: voilà une formule que constatèrent avec surprise certains critiques à propos d'œuvres contemporaines et que le succès de Prévost consacra.» LE STYLE DE MANON LESCAUT 81 Manon: constante pour la première fois, elle se montre capable de résister à la tentation. Ce trait annonce et prépare les dernières pages, où nous voyons Manon donner la preuve d'une fidélité qui va jusqu'au sacrifice. Il résulte de tout cela une Manon plus excusable, plus réservée, plus émouvante. Prévost ajoute de même quelques nuances au caractère de son héros. Des Grieux parlait avec une étrange inconscience des leçons de Lescaut dans l'art de filer la carte: «Je profitai en peu de temps des leçons de mon maître»; l'abbé lui prête en 1753 quelque confusion: «Le dirai-je à ma honte? Je profitai en peu de temps des leçons de mon maître.» Il ne faisait qu'une brève et froide allusion à la mort de son père: «J'ai appris par la réponse de mon frère aîné la triste nouvelle de la mort de mon père»; en 1753, il éprouve du regret, presque du remords: «... la triste nouvelle de la mort de mon père, à laquelle je tremble, avec trop de raison, que mes égarements n'aient contribué.» Cette confusion, ce remords, ajoutent des nuances à un caractère déjà complexe. Le scrupuleux artisan ne s'en tient pas là: il s'efforce de rendre plus vraisemblables quelques détails. Par exemple : Tiberge, pour rejoindre Des Grieux à la Nouvelle Orléans, s'embarquait pour Québec, ce qui supposait un long détour; il prend, en 1753, un bateau en partance pour la Martinique, beaucoup plus voisine de la Louisiane." Ainsi le bon ouvrier, pris de scrupules, multiplie ses efforts pour que rien, dans le nouveau texte, ne puisse choquer le bon sens ou la délicatesse des lecteurs. Mais en général, c'est au perfectionnement de la forme que Prévost à mis son étude et ses soins. Il sait son métier. Son premier jet est facile et abondant; il écrivait vite, nous en sommes sûrs, sinon pour Manon, du moins pour tel autre de ses romans; mais il fait ensuite à cette ébauche de soigneuses retouches, il se livre à uu minutieux travail d'artiste qui pèse ses mots, assortit ses nuances. «Dans tout ce qui demande de la précision et de la netteté,» trouvons- nous dans ses Pensées, «un mot de plus ou de moins change quelquefois un' raisonnement, comme un chiffre négligé altère nécessairement une somme.»1 1 Pensées de l'Abbé Prévost, Amsterdam, 1764. 82 MANON LESCAUT Son premier souci semble être un souci de précision dans l'emploi du terme exact: 1731. Mon cheval, que je laissai à mon valet ... 1753. Mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. 1731. Je lui proposai de loger dans un cabaret. 1753. Je lui proposai de loger dans une hôtellerie. 1731. Je m'arrêtai pour m'informer d'où venait l'émotion. 1753. Je m'arrêtai pour m'informer d'où venait le tumulte. Il remplace une expression incolore par une autre plus imagée : 1731. Il paraissait être dans une rêverie profonde. 1753. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Une expression équivoque fait place à une autre plus précise: 1731. Je me tirai de mes exercices publics avec une approbation générale. 1753. J'achevai mes exercices publics avec une approbation générale. Ce souci de précision est poussé jusqu'au plus minime détail: 1731. Ces lâches coquins, s'écriait le jeune homme, ne veulent plus me permettre d'approcher d'elle. 1753. Ces lâches coquins, s'écriait le jeune homme, ne veulent pas me permettre d'approcher d'elle. Il s'efforce aussi, par souci de simplicité, de faire disparaître tout ce qui peut encombrer inutilement la phrase: 1731. J'ordonnai dans l'auberge qu'on ne le laissât manquer de rien. 1753. J'ordonnai qu'on ne le laissât manquer de rien. Il supprime les épithètes inutiles: 1731. Comme il avait la physionomie trop belle et trop frappante pour n'être pas reconnu ... 1753. Comme il avait la physionomie trop belle pour n'être pas reconnu ... 1731. Je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport et à la folie. 1753. Je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. Le souci d'harmonie ne le cède en rien au souci de précision et de simplicité. Prévost supprime les hiatus: 1731. M. de T. s'engagea à la venir voir. 1753. M. de T. promit de la venir voir. LE STYLE DE MANON LESCAUT 83 1731. Quel avew à faire à un amant. 1753. Quel aveu pour un amant. Il adoucit un sifflement déplaisant : 1731. Si j'eusse su que mon père ... 1731. Si j'avais su que mon père ... Un léger changement dans l'ordre des mots suffit parfois à intro- duire un rythme dans une phrase traînante: 1731. Quoiqu'il parût faire ce récit assez tranquillement ... 1753. Quoiqu'il parût faire assez tranquillement ce récit. 1731. Il y a une justice admirable là-dedans. 1753. Il y a là-dedans une justice admirable. Une phrase plate est métamorphosée en hendécasyllabe cadencé: 1731. Ce récit l'a attendri. 1753. Ce récit/n'a pas manqué/de l'attendrir. Bref, il n'est pas une phrase, pas une tournure, pas un mot qu'il ne scrute, dans son effort pour rendre son style plus précis, plus léger, plus harmonieux. Son goût s'est affiné, son sens de la langue s'est fait plus sûr. Il a de qui tenir. Il a été élève à la bonne école, à la meilleure école de la langue. Ses maîtres, ce sont, parmi les anciens, Horace et Virgile; parmi les modernes, Racine, La Bruyère, et ce Fénelon, que l'Homme de Qualité aime tant qu'il emporte Télémaque jusque chez les Turcs.1 Mais l'écolier est passé maître. Comme le proclamait dès 1762 l'auteur de la Suite de l'Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, l'abbé Prévost a su donner «un attrait enchanteur à tout ce qu'il a produit.» C'est qu'il y a en lui au plus haut degré cette qualité personnelle, ce charme qui est le secret de l'homme, et que l'on doit se contenter de signaler et de savourer, en désespérant presque de l'expliquer. 1 Mémoires et Avantures, Tome IV, lire 9: «J'avois dans mes poches trois livres que j'ai toujours aimés, et que j'aimois encore plus alors, parce qu'ils étoient nouveaux: le Télémaque de M. de Fénélon, les Caractères de la Bruyère et un tome des tragédies de Racine ...» VI L'ABBÉ PRÉVOST ET L'ANGLETERRE: ÉTAT DES TRAVAUX DEPUIS une période relativement récente, on s'intéresse à la question des relations de l'abbé Prévost avec l'Angleterre. On a déjà écrit un certain nombre d'études sur ce sujet; il en reste à écrire un plus grand nombre encore. Peut-être n'est-il pas inutile d'examiner l'état présent des travaux. I. Étude Générale M. George R. Havens a eu le mérite d'ouvrir la voie. Il a publié en 1921 The Abbé Prévost and English Literature (Princeton University Press and Paris, Champion, 135 pp. in 8).1 Après avoir étudié Prévost in England (Premier Chapitre), l'auteur examine diligemment les opinions que l'abbé Prévost a exprimées sur la littérature anglaise dans le Pour et Contre. Prévost y apparaît comme un critique juste, modéré, essayant de juger les auteurs anglais impartialement, se rendant compte qu'il faut connaître les mœurs et les usages d'un pays avant d'en posséder la littérature. Il parle surtout de Shake- speare, de Swift, de Lillo, et de ceux qu'on peut appeler les «clas- siques,» à savoir Addison, Dryden, Pope, Shaftesbury, et Steele. Et malgré sa bonne volonté, il ne comprend et n'apprécie véritablement que ces auteurs. Le vrai génie de Swift lui reste étranger: Prévost parle de sa «gayeté ordinaire.» Au sujet de Shakespeare, il n'est pas en avance sur ses contemporains. Les opinions favorables exprimées dans le Pour et Contre sont des traductions de fragments tirés des essais de Rowe et de Gildon. Il est donc évident que si l'abbé Prévost était théoriquement du parti du libéralisme en critique littéraire, il était limité par son éducation classique. 1 Voir aussi du même auteur: The Abbé Prévost and Shakespeare. Modem Phi- lology, XVII, 177-9S; étude précise et approfondie. 80 MANON LESCAUT Dans quelques numéros du Pour et Contre, Prévost met les opi- nions littéraires dans la bouche de deux personnages imaginaires: un ancien avocat du Temple Bar, et un jeune ministre anglais. M. Havens indique dans ce procédé une influence du Spectator. Dans l'ensemble, cet important essai, quels qu'en soient les mérites, ne peut être que provisoire. S'il jette une très utile lumière sur l'attitude de Prévost dans le Pour et Contre, des travaux d'approche plus récents montrent qu'on ne saurait encore expliquer d'une manière décisive toute l'attitude de Prévost, considéré non seulement comme critique mais comme romancier, à l'égard de la littérature anglaise. II. Biographie de L'abbé Prévost en Angleterre Le séjour de l'abbé Prévost en Angleterre est bien la période la plus obscure de sa vie.1 Tout récemment Mlle Mysie E. I. Robertson a publié, dans la préface de son édition du tome V des Mémoires et Avantures d'un Homme de Qualité (Paris, Champion, 1927), un document qui jette un éclair dans cette obscurité. Après de con- sciencieuses recherches dans les archives anglaises, elle a découvert dans les Sessions Rolls du Comté de Middlesex la preuve du crime de Prévost. Elle y a trouvé le registre de Gatehouse de décembre 1733, où figure le nom de Prévost, détenu pour avoir fabriqué un faux billet à ordre pour une somme de cinquante livres signé Francis Eyles. Elle a trouvé pareillement dans les journaux de l'époque ce renseignement supplémentaire, que Prévost fut remis en liberté après avoir été interrogé par le magistrat. Le document qu'a mis à jour Mlle Robertson est précieux, mais il reste encore de grandes obscurités sur le séjour de Prévost en Angle- terre: le champ des recherches est ouvert. L'édition que donne Mlle Robertson du tome V des Mémoires et Avantures d'un Homme de Qualité est de premier ordre. Il reste toute- fois un travail de vérification à faire sur la réalité du voyage dans la province anglaise. L'abbé Prévost a-t-il vu de ses propres yeux les 1 Voir B. de Bury, The Abbé Prévost in England. Scottish Review (1899), 27-52. L'ABBÉ PRÉVOST ET L'ANGLETERRE 87 comtés et les villes qu'il a décrits? Ou, au contraire, a-t-il constitué avec des livres un voyage purement imaginaire? Mlle Robertson dis- cute la question, penche pour la première hypothèse, sans que son parti soit décisif. III. L'abbé Prévost Traducteur de Richardson L'étude des traductions que fit Prévost des romans de Richardson était un travail qui s'imposait. Il a été fait par M. Frank H. Wilcox (Pi-évost's Translations of Richardson' s Novels, «University of Cali- fornia Publications in Modem Philology,» XII [1925-26], 341). M. Wilcox analyse ces traductions et montre que les «petites réparations» que Prévost jugeait nécessaires avaient trait surtout au goût, au réalisme, et au caractère didactique des romans de Richardson. Pré- vost supprima ou adoucit les vulgarités et les extravagances, il at- ténua le réalisme, et il réduisit les dissertations morales. Loin de donner des traductions fidèles, il supprima ce qui était le plus ca- ractéristique de Richardson. Toutefois il rendit service au romancier anglais en naturalisant des œuvres que le public français et européen n'aurait peut être pas acceptées dans l'état où elles sortirent des mains de leur créateur. Il atteignit donc le but qu'il se proposa: «J'ai supprimé ou réduit aux usages communs de l'Europe ce que ceux de l'Angleterre peuvent avoir de choquant pour les autres nations.»1 Une question reste encore en suspens. Prévost a traduit Clarissa Harlowe (1751) et Sir Charles Grandison (1754-58). Mais la traduction de Pamela est-elle aussi de lui? On le dit d'ordinaire, et Harrisse donne cette traduction parmi les œuvres de Prévost. M. Wilcox soulève des doutes sur ce point. Il rappelle que la Biographie Générale et Hauréau, dans l'Histoire littéraire du Maine, la donnent comme l'œuvre d'Aubert de la Chesnaye-Desbois. Or voici exactement ce que dit Hauréau : «... La Chesnaye-Desbois passe pour avoir, le premier, traduit ce roman en français: Pamela, ou la.vertu récompensée; Londres, Osborne, 1742, 2 volumes.»2 L'ex- ''Introduction à l'Histoire du Chevalier Grandison dans les Œuvres Choisies de Prévost (Paris, 1816), XXV, ij. 2 B. Hauréau, Histoire littéraire du Maine (Paris, Dumoulin, 1870), I, 114. 88 MANON LESCAUT pression «passe pour» ne saurait être considérée comme une affirma- tion décidée; ce premier argument n'est donc pas tout à fait probant. M. Wilcox en apporte d'autres. D'après lui, Prévost ne parle jamais de sa traduction de Pamela; par contre, il parle de ses autres traduc- tions de Richardson. On ne trouve aucune référence contemporaine à une traduction de Pamela faite par Prévost. Enfin, la méthode de traduction est différente de celle de Clarissa et de Sir Charles Grandi- son: dans cette version française de Pamela, il n'y a presque pas d'omissions. Ce dernier argument peut être également discuté. La traduction de Pamela est à peu près complète; dans celle de Clarissa, le dixième du roman environ est supprimé ; dans celle de Grandison, la moitié est omise. On peut penser à une progression constante, dictée peut-être par l'accueil fait à ces traductions par un public qui aimait mieux les versions abrégées que les versions fidèles. La question reste ouverte, elle mérite d'être reprise et définitivement décidée. IV. Les Influences Anglaises sur Prévost Romancier a. influence esthétique 1. Manon Lescaut On sait que l'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut parut pour la première fois à Amsterdam en 1731, au tome VII des Mémoires et Avantures d'un Homme de Qualité. Quand l'abbé Prévost écrivit-il ce roman? S'il le composa peu de temps avant la publication, l'auteur a vécu en Angleterre vers le temps où il l'écrivait, et la ques- tion des influences anglaises peut se poser.1 Si au contraire Prévost a écrit Manon avant son séjour en Angleterre, il est impossible a priori de parler d'influences anglaises. Presque tous les biographes de Prévost sont cependant de l'avis qu'il composa Manoii Lescaut entre 1728 et 1731, pendant ou après son premier séjour en Angleterre. Harrisse admet la possibilité de sa composition à l'Abbaye de Saint-Ouen en 1722-23; mais il ne croit 1 Le premier séjour de Prévost en Angleterre va du mois de novembre 1728 à l'automne de 1730. Voir Havens, op. cit., p. 24, et Robertson, op. cit., pp. 10-11. L'ABBÉ PRÉVOST ET L'ANGLETERRE 89 pas probable que Prévost eût porté «sous son scapulaire le manuscrit d'un livre aussi compromettant pour un religieux, dans les sept monastères où successivement on l'envoya, puis à Paris et en Angle- terre, ne se décidant à le faire imprimer que dix ans après.»1 M. Havens croit que le roman fut composé en 1722-23 (The Date of Composition of Manon Lescaut, Modem Language Notes, XXXIII [1918], 150). Les raisons qu'il donne à l'appui de sa con- jecture sont ingénieuses, mais non pas décisives. Il explique le long intervalle qui s'est écoulé entre la composition et la publication en supposant que Prévost prévoyait le scandale que causerait un tel livre si on le savait écrit par un Bénédictin; il aurait attendu pour le publier jusqu'à ce qu'il eût quitté l'ordre. M. Havens croit encore que le roman explique la querelle qui eut lieu entre Prévost et le Jésuite Lebrun à Saint-Ouen. Mais surtout, l'incontestable supériorité de Manon ne pourrait s'expliquer, selon M. Havens, que parce qu'elle est, plus que tout autre roman de Prévost, l'expression de l'expérience personnelle de l'auteur.2 Cet argument est subjectif. On pourrait, par un raisonnement contraire, expliquer la supériorité du roman par l'habileté technique acquise par la rédaction des Mémoires et Avan- tures; manque toujours la preuve de fait dont nous aurions besoin. M. Joseph Aynard, dans la préface à son édition de Manon Lescaut (Paris, Éditions Bossard, 1926), donne un autre argument en faveur d'une date de composition antérieure au premier voyage d'Angleterre. Il pense que si Manon Lescaut avait été composée après le séjour en Angleterre, le roman aurait porté des traces de la vie anglaise, des réalités anglaises. Ici encore, l'argument ne paraît pas dépasser la valeur d'une hypothèse. Dans l'état actuel des choses, la date de la composition de Manon 1 H. Harrisse, La Vie monastique de l'Abbé Prévost. Bulletin du Bibliophile, (1903), p. 26. 2 Havens, M.L.N., XXXIII, 151: A "more important reason .... lies in Manon Lescaut' s prééminence over Prévost's other novels, a superiority to be explàined only by the theory that, more completely and direetly than are his other works, it is an outgrowth of the author's personal expérience." 90 MANON LESCAUT Lescaut est inconnue. Il est loisible, faute de mieux, de chercher une influence anglaise dans la contexture même du roman. Ici intervient l'article de Roland Elissa-Rhaïs : Une influence anglaise dans Manon Lescaut {Revue de Littérature comparée, VII [1927], p. 619). M. Rhais voit dans Manon Lescaut une nouvelle direc- tion réaliste du roman d'amour, qui viendrait, selon lui, de ce que Manon est en partie une réminiscence de Moll Flanders (1722) de Daniel Defoe. En effet, dans les deux romans, il s'agit d'une courtisane, facile, inconsciente, amoureuse du luxe, qui est déportée à la fin, et que suit jusqu'en Amérique le plus fidèle de ses amants. M. Rhaïs relève aussi des ressemblances d'atmosphère; une identique sympathie déclarée des auteurs à l'égard de leurs personnages; enfin quelques corres- pondances textuelles. Les rapprochements textuels semblent peu fondés. Mais, pour le reste, M. Rhaïs propose quelques hypothèses séduisantes. Il attire aussi notre attention sur la Roxana (1724) de Defoe, qui est une autre histoire de courtisane qui aime le luxe et l'argent.1 L'influence de Defoe pourrait ne pas s'arrêter à ces deux romans. Dans le Colonel Jack (1722), nous trouvons, comme dans Manon, le pressentiment du désastre, et le sentiment de la fatalité. Mais, à vrai dire, la question, ici encore, reste en suspens. Si l'on ne peut réfuter les données de M. Rhaïs, on ne peut pas non plus les accepter entière- ment. Les ressemblances signalées sont assez fortes pour susciter la discussion; elles ne le sont pas suffisamment pour permettre une affirmation sans réserves. Outre Defoe, il y a d'autres romanciers anglais dont il faudrait dépouiller les œuvres. Par exemple, le thème principal des romans de Mrs. Eliza Haywood est l'amour et sa toute-puissance. La baronne de Tortillée, personnage de The Injured Husband (1722), présente comme héroïne une femme belle et qui a beaucoup d'amants. Son 1 Cf. Roxana (éd. Hazlitt, 1840), p. 60: ". . . . He then turned the discourse to the subject of love, a point so ridiculous to me without the main thing, I mean the money, that I had no patience to hear him make so long a story of it." L'ABBÉ PRÉVOST ET L'ANGLETERRE 91 mari ne croit pas à son infidélité, même après en avoir eu des preuves éclatantes. Mais l'amour, tel que le peint Mme Haywood, n'est pas la passion qui ennoblit, qui est fidèle jusqu'à la mort. C'est au con- traire le désir irrésistible, qui finit dans l'abandon et dans le malheur. Il n'y a rien d'assez particulier ni d'assez ressemblant pour que nous en tirions une conséquence positive. Reste à chercher chez d'autres auteurs des romans anglais qui auraient pu influer sur la composition de Manon Lescaut. 2. Cleveland Pour le Philosophe Anglais, ou Histoire de Monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwell, il n'y a pas de question de date à résoudre. L'ouvrage fut publié en 1731 et composé peu de temps auparavant.1 La question des influences anglaises peut donc se poser. La couleur anglaise de Cleveland est évidente.2 Ce roman a pour base des faits tirés de l'histoire d'Angleterre. Prévost discute ses recherches dans la préface. Il y parle de Rumneyhole comme d'une chose vue en Angleterre.3 II indique comme source du récit de la colonie rocheloise une relation de la mer d'Ethiopie par William Ral- low, Anglais.4 Les aventures de Sir George Aiskew et de Venables sont, dit-il, «attestées par les écrivains anglais.»5 Tout ceci est à véri- fier et à rechercher. Il y a également un travail de recherches à faire sur la déformation de l'histoire et du caractère de Cromwell. Le portrait que nous donne Prévost, portrait déformé, est vu, semble-t-il, par les royalistes, pires adversaires de Cromwell: où a-t-il trouvé cette conception? La question des rapports possibles de Cleveland avec les romans anglais est vaste et délicate. L'Oroonoko (1688) de Mrs. Aphra Behn 1 Voir H. Harrisse, L'Abbé Prévost, Histoire de sa vie et de ses œuvres (Paris, 1896)j pp. 151 et suiv. • 2 Voir E. Seillière, Le premier observateur de l'âme anglaise. L'abbé Prévost et son Cleveland (Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, mars 1918). 3 Cleveland, I, x (Œuvres Choisies de Prévost [1810], tome IV). Prévost décrit Rumneyhole encore au no. 86 du Pour et Contre. 4 Ibid., p. xi. 5 Ibid. 92 MANON LESCAUT n'a pu servir de source à Prévost. Les sauvages qui s'y trouvent sont loin de ressembler aux Abaquis de Cleveland. Il est vrai que le héros de la romancière anglaise, un prince nègre enlevé de son Afrique natale pour être vendu aux Antilles, fait un voyage chez les Indiens d'Amé- rique, mais c'est un simple voyage de curiosité, de peu de durée. Ces Indiens, comme les Abaquis, sont modestes dans leur nudité. En plus, ils sont, comme eux, naïfs, et regardent les Blancs comme des êtres supérieurs. Il n'y a que ces traits, tout à fait généraux, qui peuvent fournir une trop lointaine ressemblance entre les Indiens des deux romans. Plus tard, dans la traduction française d'Oroonoko,1 on trouve un long développement sur le gouvernement de la ville indienne décrite par Mrs. Behn. Inspiré ou par l'exemple de Prévost, ou par l'intérêt que prenait son siècle au bon sauvage, ou simplement par les nécessi- tés de son roman, La Place voulait renchérir sur son modèle anglais dans le sens que nous venons d'indiquer. Cleveland aurait-il des rapports avec les romans de Defoe? Dans Moll Flanders, comme dans Cleveland, les personnages voyagent aux colonies anglaises de l'Amérique. Autre trait commun: le thème de l'inceste, indiqué, dans Cleveland, fortement appuyé dans Moll Flanders. Le Colonel Jack, dans le roman de ce nom, une fois établi sur sa plantation, se met à étudier, tout comme Cleveland à Cuba. Et le Colonel Jack, encore comme Cleveland, vit longtemps séparé de sa femme. Le héros de Prévost projette le divorce, celui de Defoe l'exé- cute. Dans l'un et dans l'autre cas, les époux se réconcilient à la fin.2 1 Oronoko, traduit de l'anglais de Mme Behn. Amsterdam, 1745, 1 v. In-12. (Traduit par P.-A. de La Place.) 2 Defoe, Colonel Jack (éd. Hazlitt, Cf. Cleveland, Tome III, livre X, pp. 1840), chap. xvii, p. 88: 329 et suiv. (Œuvres Choisies, Tome VI) : "From that minute I resolved that «Cependant tant de démarches et I would certainly take her again to be de soins me faisant juger qu'elle étoit my wife as before; I thought she had pressée d'un sincère repentir, j'exami- fully made me amends for her former nois si ce sentiment étoit du moins une ill conduct, and she deserved to be for- réparation suffisante pour les cruels given; and so indeed she did, if ever outrages que j'avois reçus. Je pesois woman did, considering also what l'offense et l'expiation.» dreadful penance she had undergone." L'ABBÉ PRÉVOST ET L'ANGLETERRE 93 Le roman le plus populaire parmi les œuvres de Defoe fut et est encore Robinson Crusoe (1719). Il fut traduit en français en 1720 par Thémiseul de Saint-Hyacinthe. Bien que Prévost ne parle pas de Defoe dans son Pour et Contre,1 il est difficile qu'il n'ait pas connu au moins Robinson. Et en fait, il y a dans Cleveland des développements qui auraient pu lui être suggérés par la lecture de ce livre. Les deux héros sont prédestinés au malheur.'- Cleveland, comme Robinson, se décide à enseigner la religion chrétienne aux sauvages, et leur repré- sente un Dieu tout-puissant, créateur de l'univers et des hommes. Seulement, Robinson ne fait qu'exposer des idées abstraites, tandis que Cleveland, se sert de preuves physiques, matérielles, adaptées à l'intelligence des sauvages.3 On peut faire encore quelques rapprochements curieux entre les deux romans. Robinson a un sauvage fidèle qui s'appelle Friday. Ce sauvage a un père, que Robinson appelle «le vieux Friday.» De même, Cleveland donne au père d'Iglou, son guide fidèle, le nom du «vieil Iglou.» Ce détail a peu d'importance. En voici un autre : Madame Riding et Cécile, échappées des mains des sauvages, sont en danger de mourir de faim. Mme Riding ouvre avec un couteau une veine de son bras, reçoit le sang dans le creux de sa main, y mêle quelques gouttes d'eau, et fait boire cette étrange liqueur à Cécile, qui s'en trouve plus forte et plus tranquille. Mme Riding dit que cette idée lui était restée de «quelque ancienne lecture..»4 Cette ancienne lecture était-elle celle de Robinson Crusoe f Ce n'est pas certain, mais le romancier anglais a traité un épisode ana- logue. Robinson sauve l'équipage d'un vaisseau de Bristol qui mourait de faim. Une passagère raconte que, dans un accès de folie causé par 'Voir Havens, Abbé P. and English IMerature, p. 19. c Cleveland, passim; Defoe, Life and Surprising Adventwres of Robinson Crusoe of York, Mariner, Sec. IX: "When .... I was shipwrecked, ruined, and in danger of drowning, on tins island, I was as far from remorse, or looking on in as a judg- ment : I only said to myself often, that I was an unfortunate dog, and born to be always misérable." 3 Cleveland, Tome II, livre IV, Œuvres Choisies (1810), V, 156 et suiv. * Cleveland, Tome IV, livre XIII, p. 116 et suiv. 94 MANON LESCAUT la faim, elle est tombée par terre, s'est heurtée au lit, et a commencé à saigner du nez. Le mousse lui apporte une cuvette pour recevoir le sang. Elle s'endort, puis se réveille, et a d'abord l'idée de se mordre le bras pour assouvir sa faim. Ensuite elle aperçoit la cuvette, boit le sang et puis l'eau, et se trouve restaurée. La correspondance n'est pas exacte: il s'agit pourtant d'un même remède à un même mal, avec un même résultat. Un second épisode de Cleveland ne laisse pas d'en rappeler un autre de Robinson Crusoe. Drink attire l'attention de Cleveland sur un globe de flammes qu'on voit à quelque distance de leur vaisseau. Cleveland se figure que ce doit être un autre navire. Il donne l'ordre qu'on tourne la voile de ce côté, fait tirer quelques coups de canon et allumer des flambeaux. Il voit paraître enfin deux chaloupes remplies chacune de quinze ou seize personnes. Il leur permet de monter dans son vaisseau, où elles racontent leur infortune. Ce sont des Français qui viennent de la Martinique et qui retournent à Nantes. Cleveland les y conduit, et leur fait cadeau de son vaisseau.1 Robinson est également averti un soir qu'on voit un vaisseau en flammes. Il donne l'ordre qu'on aille de ce côté, fait tirer des coups de canon pour attirer l'attention des naufragés, et placer des lanternes sur le bord de son navire. Le matin il voit une chaloupe et un autre bateau remplis d'une soixantaine de naufragés, il les fait monter dans son vaisseau, où ils racontent leurs malheurs. Ce sont des Français qui viennent de Québec et qui retournent en France. Robinson les conduit jusqu'aux Bancs de Terre-Neuve. Les Français lui font cadeau de leur chaloupe. La correspondance est ici plus frappante. Pour ce petit épisode, Robinson Crusoe a pu servir de source à Cleveland. Si notre enquête parmi les romans anglais donne des résultats assez maigres, et ne nous permet pas d'affirmer une influence indubitable, tout un champ de recherches est indiqué. Toutefois, il ne faudrait pas que, tout occupés à considérer la littérature anglaise, nous risquions d'oublier que Prévost a pu puiser, 1 Cleveland, Tome II (Œuvres, Tome V), livre V, pp. 386-87. L'ABBÉ PRÉVOST ET L'ANGLETERRE 95 tout aussi bien, à des sources françaises. Le dépouillement des romans et des récits de voyage écrits par des auteurs français s'impose plus fortement peut-être qu'une recherche dirigée vers l'Angleterre. Songeons, à propos de Manon Lescaut, que le roman anglais n'est pas le premier, ni le seul, à s'occuper de la vie et du caractère de la courti- sane. Mademoiselle de la Force, par exemple, intercala dans son Gustave Vasa, Histoire de Suède (1697) une histoire de ce genre: l' Histoire de Colombine.1 De même pour Cleveland: Victor Schroeder a déjà signalé la parenté qui existe entre Prévost et Fénelon. «Prévost ... a voulu rivaliser avec Fénelon et rééditer, pour son propre compte, les leçons de vertu que l'auteur de Télémaque a mises dans la bouche de Mentor..- Il trouve aussi un écho de Télémaque dans la fin de la description de l'île de Madère, au livre IX de Cleveland.3 Il faudrait étendre l'enquête jusqu'aux vieux romans français qui durent délecter la jeunesse de Prévost. Dans Cleveland, l'épisode fantastique de Bridge et de son île cachée rappelle l'histoire de l'Ile Inaccessible de Polexandre (1632-37), par Marin Le Roy de Gomber- ville. Polexandre vogue sur les mers à la recherche d'une île qu'il sait être près de son royaume des Canaries, mais qui lui reste introuvable malgré sa ténacité d'amant désespéré. Cette île était comme enchantée, trompant toujours les efforts que les navigateurs faisaient pour l'atteindre. Polexandre avait été jeté sur ses côtes par une tempête, mais ayant quitté la demeure d'Alcidiane, il se trouve incapable de la retrouver. Hors les hasards de la tempête, il n'y avait qu'un moyen de l'aborder: tous les ans, la reine Alcidiane envoyait à l'île du Soleil un navire sacrificateur, qui revenait guidé par deux grands oiseaux blancs. L'espoir de Polexandre, toujours trompé, était d'intercepter le vaisseau d'Alcidiane, et soit en le suivant, soit en l'abordant, de retrouver la route de l'Ile Inaccessible. •Cette même aventure se retrouve dans Cleveland. Quand celui-ci 1 Voir Max Freiherr von Waldberg. Der empfindsame Roman in Frankreich (Strassburg und Berlin, 1906), I, 233. 2 L'Abbé Prévost, Sa Vie. Ses Romans (Paris, Hachette, 1S98), p. 21S. 3 Ibid., p. 151, n. 1. 96 MANON LESCAUT rencontre son frère Bridge, en plein Atlantique, Bridge est à la recherche d'une île où il avait été mené naguère avec beaucoup de mystère, et d'où il avait été ensuite expulsé, les yeux bandés, laissant derrière lui son épouse. Il savait que l'île de la Colonie, comme il la nommait, était tout près de Sainte-Hélène, mais il lui était impossible de la retrouver. Le gouverneur de Sainte-Hélène lui avait dit que de temps à autre quelques habitants de l'île de la Colonie venaient à Sainte-Hélène pour s'approvisionner, et il lui avait conseillé d'y rester pour les attendre. Il mettrait du phosphore sur la poupe du vaisseau: par ce moyen, Bridge pourrait le suivre et regagner son île. Bridge reste donc plusieurs mois à Sainte-Hélène, mais le vaisseau qu'il attend ne vient pas, Enfin son impatience le pousse à voguer, et à se fier, toujours vainement, au hasard. La donnée générale, nous le voyons, est la même. Les détails ne le sont pas. Polexandre est roi et chevalier errant; de temps en temps, il se délasse de sa quête en secourant des dames en détresse, en com- battant des géants et des traîtres un peu partout, et parfois en détruisant des flottes portugaises ou des armées espagnoles. Sur son chemin, il rencontre force princes — indiens, turcs, ou africains — qui lui racontent leurs aventures merveilleuses, et auxquels il prête son bras victorieux. Bien loin de ces prouesses chevaleresques, Bridge, dans une île peuplée de huguenots fugitifs, venus de La Rochelle après le siège, se laisse aller à un amour défendu, et en est puni par des magistrats autoritaires. Quand l'occasion d'aider Cleveland se présente, il le fait pendant un temps donné, mais bientôt ses propres intérêts deviennent trop pressants, et il se voit obligé de quitter la poursuite de Fanny, pour reprendre la recherche de son île, séjour d'Angélique. Au dénouement, Bridge retrouve sa femme à Sainte- Hélène, où tous les habitants de la colonie huguenote sont venus se réfugier après les ravages de la peste. Leur île mystérieuse se trouve alors être une partie de l'île Sainte-Hélène, tellement bien cachée par des écueils que même les autres habitants de Sainte-Hélène n'avaient pas soupçonné son existence. Tout cela est bien différent des aventures extraordinaires qui permettent à Polexandre d'arriver comme esclave L'ABBÉ PRÉVOST ET L'ANGLETERRE 97 à l'île du Soleil, et d'être ramené par le navire d'Alcidiane à l'île qui reste toujours inaccessible aux autres voyageurs. En effet, il y a si peu de rapport entre les détails des aventures de Bridge et de Polexandre, qu'il nous faut le caractère tout à fait singulier de la donnée pour nous convaincre d'une influence. On peut entrevoir par là comment la matière de ses lectures entra dans l'alambic de l'abbé Prévost, pour en sortir transformée, méconnais- sable. 3. Le Doyen de Killerine Le Doyen de Killerine (1736) offre une autre source de recherches. Où Prévost a-t-il trouvé l'idée du décor irlandais? Où a-t-il puisé ses idées sur la question du catholicisme irlandais? Le héros de ce roman est très vivant. Mais en outre, Patrice est déjà le héros romantique. Il y aurait une étude à faire sur le passage du spleen anglais à l'ennui romantique; Patrice en offre un très curieux exemple. Cette enquête reste entièrement à faire. B. INFLUENCE PHILOSOPHIQUE ET MORALE Max Kawczyriski (Studien zur Literaturgeschichte des XVIIIten Jahrhunderls: Moralische Zeitsehriften, Lemberg, 1880) croit voir dans Manon Lescaut et dans Cleveland une influence de Steele et de l'école des moralistes anglais. Mais la correspondance ne saurait être que très générale; elle rentrerait dans une tonalité morale qui serait sensible à la fois dans les journaux anglais comme le Tatler et dans Prévost. L'œuvre de Steele n'est qu'une partie du mouvement plus ample pour la réformation des mœurs. Faut-il apparenter Prévost à tout ce mouvement? Nous ne le croyons pas. Au reste, Kawczyriski ne donne pas de références précises. Du côté philosophique, suggérons une influence plus marquée. La part de la philosophie dans Cleveland est considérable. A un moment donné, le héros passe en revue les différents principes auxquels il a cru.1 Il réfléchit sur le pouvoir de la pensée, qui prouve le fait de l'existence de lui-même et du monde autour de lui, où il observe de 1 Cleveland, Tome II, livre VI, pp. 406-8. 98 MANON LESCAUT l'ordre et de la régularité. Il arrive de là à l'idée d'un être parfait qui est son auteur et celui du monde. Or, c'est là à peu près le même argument que Locke avait employé, et la même démarche philoso- phique qu'il avait suivie, dans son Essai sur l'entendernent humain (1690). ' En effet, Locke y expose cette idée: L'homme sait qu'il existe; le néant ne peut pas produire un être; donc, il existe un être éternel, qui doit être tout-puissant, sage, et parfait.2 Et avant Locke, Thomas Hobbes s'était servi du même argument, avec la même insistance que Prévost, sur l'ordre et la régularité de la nature et sur l'aspiration à la vérité, comme preuves de l'existence de Dieu.3 Ce fait est d'autant plus digne d'attention que Prévost cite le nom de Hobbes dans Cleveland même.4 Dans un autre endroit, Cleveland se remet aux idées philoso- phiques. Les philosophes qu'il invite chez lui discutent la question de la possibilité d'une substance matérielle pensante. C'est un des points sensibles de la philosophie contemporaine. Locke en parle, sans toute- fois prendre parti là-dessus: «Nous ne serons jamais peut-être ca- pables de connaître si un être matériel pense ou non.»5 Il paraît donc 1 Traduit en français par Pierre Coste, 1700. ■ Locke, op. cit., livre IV, chap. x. 'Thomas Hobbes, Leriathcm (1651), chap. xii: ''.... Whereas there is no other felicity of beasts, but the enjoying of their quotidian food, ease, and lusts; as having Iittle or no foresight of the time to come, for want of observation and meniory of the order, conséquence, and dependence of the things they see; man observeth how one event hath been produced by another; and remerabereth in them antecedence and conséquence; and when he cannot assure hiinself of the causes of things, (for the causes of good and evil fortune are for the most part invisible,) he supposes causes of them, either such as his own fancy suggesteth; or trusteth the authority of other men But the acknovvledging of one God, eternal, infinité, and omnipotent, may more easily be derived, from the désire men hâve to know the causes of natural bodies, and their several virtues and opérations, than from the fear of what was to befall them in time to come." * Cleveland, Tome IV, livre XIV, p. 208: «Il n'avait pas manqué de prêter avidement oreille à la nouvelle doctrine qui etoit passée de Londres en France. Hobbes en avoit jeté les semences à Paris pendant le séjour qu'il y avoit fait avec le roi Charles. On a vu avec quel succès elle s'y étoit répandue ...» 5 Locke, op. cit., livre IV, chap. iii, sec. 22; cf. Cleveland, Tome IV, livre XIV, pp. 194 et suiv. L'ABBE PREVOST ET L'ANGLETERRE 99 clair qu'une influence anglaise s'est exercée, au moins à titre accessoire, sur les idées philosophiques énoncées dans Cleveland. V. La Fortune et l'Influence de Prévost Nous avons au sujet de l'influence de l'abbé Prévost en Angleterre un bon article que nous devons à James R. Foster: The Abbé Prévost and the English Novel {Publications of the Modem Language Associa- tion of America, juin 1927). M. Foster montre que cette influence est de plusieurs sortes: l'influence directe des romans de Prévost sur les romans anglais; l'influence indirecte à travers ses imitateurs français; enfin l'influence de ses imitateurs anglais sur d'autres romanciers anglais, notamment sur Ann Radcliffe. L'article est une prise de position. Il tend à enlever beaucoup à l'influence de Richardson, pour l'attribuer à Prévost. A ce titre, il mérite d'être retenu et considéré comme ouvrant une voie nouvelle. Il invite à la recherche de précisions et de compléments: la liste des traductions anglaises des œuvres de Prévost ; l'étude des réactions de la critique anglaise; l'approfondissement des questions concernant l'influence proprement dite sur tel ou tel auteur. En somme, bien des tentatives méritoires ont été faites, déjà, pour amorcer l'étude des rapports que l'abbé Prévost pouvait avoir avec Angleterre. Souhaitons qu'un tel sujet, à la fois si délicat et si im- portant, soit repris par les chercheurs et les érudits de l'avenir. VII BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE POUR SERVIR A L'ÉTUDE DE MANON LESCAUT I. BIBLIOGRAPHIES Harrisse, H. Bibliographie de Manon Lescaut et Notes pour servir à l'histoire du livre. Paris, Rouquette, 1S75. In 8°. Deuxième édition, revue et augmentée, Morgand et Fatout, 1877. Harrisse, H. L'Abbé Prévost. Histoire de sa vie et de ses œuvres (Documents nouveaux). Paris, Calmann Lévy> 1S96. In-16. Excellent ouvrage. Il a le mérite d'avoir établi pour la première fois la date de la publication de Manon Lescaut, et d'avoir produit nombre de documents nou- veaux concernant la vie et les œuvres de l'auteur. Il constitue un point de départ indispensable pour toute étude sur l'abbé Prévost en général et Manon en par- ticulier. Toutefois, on distinguera les faits rapportés par Harrisse des interprétations qu'il leur donne. Les premiers sont solidement établis; les secondes, au contraire sont tendancieuses, et transforment l'histoire de l'abbé Prévost, de sa vie, de ses aventures, en une hagiographie. A la suite de Harrisse, beaucoup de biographes ont négligé ou écarté les témoignages des contemporains au sujet de l'abbé Prévost, et ont faussé sa physionomie. Ducarre, J. Notes bibliographiques — Manoii Lescaut, dans la Revue uni- versitaire, 1924, pp. 79-80. Faite en vue du programme de l'agrégation des lettres, cette bibliographie constitue un complément très utile à celle de Harrisse. IL PRINCIPALES EDITIONS Les deux éditions de Manon Lescaut qui comptent, au point de vue du texte, sont les suivantes: L'édition originale, au tome VII des Mémoires et Avantures d'un homme de qualité: Mémoires I et I Avantures / d'un homme / de Qualité / qui s'est retiré du monde / Tome septième / A Amsterdam / aux dépens de la Compagnie / MDCCXXXI. 344 pp. in 12. Les éditions suivantes, dont on trouvera le détail dans Harrisse, ne font que reproduire cette édition première, à part quelques fantaisies typographiques. Mais l'Abbé Prévost a fait subir à son texte d'importants et nombreux changements 102 MANON LESCAUT en vue de la réédition de 1753. Il déclare, en effet, à la suite de l'Avis de l'Auteur: «C'est pour se rendre aux instances de ceux qui aiment ce petit ouvrage qu'on s'est décidé à le purger d'un grand nombre de fautes grossières, qui se sont glissées dans la plupart de ses éditions. On y a fait aussi quelques additions, qui ont paru nécessaires pour la plénitude d'un des principaux caractères.» Cette édition, qui présente le texte qui est conforme à la volonté de l'auteur, et qui sera reproduit par la plupart des publications successives, est la suivante: Histoire / du Chevalier / Des Grieux / et de / Manon Lescaut / Première Partie / A Amsterdam / aux dépens de la Compagnie / MDCCLIII. Deux parties en deux volumes, XII — 302 et 252 pages, petit in 8°. Parmi les nombreuses éditions de Manon Lescaut on peut retenir, soit pour la qualité de leur préface, soit pour les notes explicatives qu'elles proposent, soit pour les variantes qu'elles rapportent, celles que voici: Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier Des Grieux, nouvelle édition, précédée d'une notice sur la vie et les ouvrages de Prévost par M. Sainte-Beuve. Paris, Charpentier, 1839. In-12. Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier Des Grieux, précédée d'une étude par Alexandre Dumas fils. Paris, Glady frères, 1875. In 8°. Cette édition rapporte les variantes du texte. Elle a été procurée par Anatole de Montaiglon. Histoire de Mano7i Lescaut, avec une notice par Anatole France. Paris, Lemerre, 1877. In 8°. Manon Lescaut, Préface de M. de Lescure, eaux-fortes de Lalauze. Paris, Quantin, 1879. In-12. De toutes les éditions, celle-ci est la plus riche en indications historiques; elle met bien en relief les rapports qui unissent l'oeuvre aux mœurs contemporaines. Elle contient en outre les variantes du texte. Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. Préface de Guy de Maupassant. Paris, Launette, 1885. In 4°. Manon Lescaut. Bibliotheca Romanica, Nos. 32, 33, 34. Strasbourg, s.d. (1907). In-16. Edition d'usage courant, procurée par Hubert Gillot. La préface résume rapidement la biographie et juge l'œuvre de Prévost. Elle repousse en bloc les affirmations des contemporains sur le caractère et les aven- tures de Prévost, qui ne seraient, suivant elle, que des légendes. Le texte de base est, comme il convient, celui de 1753. L'éditeur déclare: «Les variantes de l'édition originale de 1733 sont indiquées en notes.» 1733 n'est pas la date de l'édition originale. Il est vrai que l'édition de 1733 n'est que la reproduc- tion de celle de 1731. BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE 103 Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. Texte de 1753. Paris, Crès, 1922. In- 16. Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Paris, Piazza, 1923, In 8°. Préface d'Edmond Pilon, publiée d'abord, sous forme d'article, sans Le Carnet critique, 1er Avril 1923. Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. Texte établi d'après l'édition originale parue dans les Mémoires d'un Homme de Qualité, 1731, avec les variantes de l'édition définitive. Introduction et bibliographie par Joseph Aynard. Paris, Bossard, 1926. In-16. Cette édition, qui s'annonce comme donnant «les meilleures œuvres dans leur meilleur texte,» donne cependant le texte que l'abbé Prévost a désavoué, en le modifiant pour l'édition de 1753. L'introduction essaye de montrer, non sans finesse et sans ingéniosité, que Manon Lescaut a été composée de très bonne heure; mais à vrai dire, elle n'apporte aucun fait nouveau qui soit de nature à renforcer cette thèse. Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, par l'Abbé Prévost, texte définitif de 1753, publié avec les variantes de 1731, des notes, une biblio- graphie et une introduction, par André Thérive. Paris, Payot, s.d. (1926). In-16. Ici encore, l'Introduction tend à faire de l'abbé Prévost un portrait embelli et inexact. Elle ne tient pas compte, non plus, des récents travaux sur Manon Lescaut. Le texte est soigneusement établi. Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut; texte de 1 753, suivi des variantes de 1731, avec une introduction et des notes, par Maurice Allem. Paris, Garnier, 1927. In-16. III. ETUDES Dupuis, A. N. Abrégé de la vie et des ouvrages de l'abbé Prévost, en tête des Pensées de l'abbé Prévost (Amsterdam, 1764). «Notice importante où la plupart des biographes ont puisé» (J. Ducarre, Bibliographie de Manon Lescaut). Pour l'indication d'autres sources biographiques, Voir V. Schroeder, L'Abbé Prévost, p. ix. Sainte-Beuve. L'Abbé Prévost (Septembre 1831; Portraits littéraires, Tome I) — L'Abbé Prévost et les Bénédictins (3 Juillet 1S47; Portraits littéraires, Tome III) — Le buste de l'Abbé Prévost (7 Novembre 1853; Causeries du Lundi, Tome IX). 104 MANON LESCAUT Vattier, Abbé Am. Notice sur l'Abbé Prévost. Comité archéologique de Sentis, Comptes-rendus et Mémoires, Tome 7, p. 77, 1S69-1S71. Kawczynski, M. Studien zur Literaturgeschichte des 18ten Jahrhunderts. Moralische Zeitschriften. Lemberg, Im Selbstverlage des Verfassers, 1880. In 8°. L'auteur indique l'influence de Steele et des réalistes anglais sur Prévost, sans fournir de preuves suffisantes de ses affirmations. De Luçay. Documents relatifs à l'Abbé Prévost. Bulletin du Comité des travaux historiques, 1882-1883, p. 74. Brunetière, F. L'Abbé Prévost. Études critiques, troisième série. Paris, Hachette, 1887. In- 16. Nous partageons ici l'avis de Harrisse (p. 75) : «Quant aux écrivains qui ont traité plus spécialement des œuvres de Prévost tout en s'occupant de sa personne pour expliquer le caractère particulier et la valeur littéraire de ses romans, La Harpe, Villemain, Gustave Planche, Jules Janin, etc., ils se sont contentés des détails, plus ou moins exacts et certainement fort incomplets, qu'on trouve dans toutes les Biographies Universelles, copiées les unes sur les autres. M. Brunetière est le seul, après Sainte-Beuve, qui ait jeté des coups de sonde en dehors de ces compilations, et non sans succès.» Morillot, P. L'Abbé Prévost, dans Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature françaises, Tome VI, chap. ix. Paris, Colin, 1898. In 8°. Biographie de Prévost très rapide et très superficielle. On lira avec intérêt, cependant, quelques pages agiles sur Manon Lescaut. Blaze de Btjry, F. The Abbé Prévost in En-gland. Scottish Review, 1899. Article de vulgarisation, écrit d'après le livre de Harrisse auquel il n'ajoute rien. Le Breton, A. Le roman au dix-huitième siècle. Paris, Boivin, 1898. In-16. Un chapitre de l'ouvrage est consacré aux romans de l'abbé Prévost, replacés dans l'évolution du genre au dix-huitième siècle. L'analyse des caractères y est traitée avec beaucoup de finesse psychologique. Schroeder, V. Un romancier français au XVI II' siècle: l'Abbé Prévost. Sa vie. Ses romans. Paris, Hachette, 1898. In 8°. Etude d'ensemble qui ne laisse pas d'être estimable, et qui contient plus d'une observation juste; elle demande cependant à être reprise et dépassée. Elle rem- place trop souvent, en effet, par une abondance facile et fleurie, la position et la solution des problèmes qui se présentent dans la vie et dans l'œuvre de Prévost. Harrisse, H. La vie monastique de l'Abbé Prévost. Bulletin du Bibliophile, 1903. Fortier, A. A History of Louisiana. New Orléans, 190L I vol. in 8°. BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE 105 Gravier, H. La colonisation de la Louisiane à l'époque de Laiv. Paris, Masson, 1904. In S". Forger, L. L'auteur de Manon Lescaut au Maine. Mémoires de la société historique et littéraire de La Flèche, 1906. Von Waldberg, M. Der empfindsame Roman in Frankreich. Berlin und Strassburg, Trubner, 1906. In- 16. Cet ouvrage concerne une période antérieure à celle de l'abbé Prévost. On y trouvera cependant, p. 233 et suivantes, d'utiles indications sur la courtisane prise comme type d'héroïne dans le roman français, dès 1697. Sichel, J. Die englische Literalur im Journal Etranger. Ein Beitrag zut Geschichte der literarischen Beziehungcn zwischen England und Frankreich. Heidelberg, 1907. In 8°. Cette étude touche la question de la collaboration de l'abbé Prévost au Journal étranger. Mouton, L. L'Hôtel de Transylvanie, d'après des documents inédits. Paris, Daragon, 1907. In-16. L'auteur identifie, de la manière la plus précise, l'Hôtel de Transylvanie dont parle Des Grieux: «Le principal théâtre de mes exploits devait être l'hôtel de Transylvanie, où il y avait une table de pharaon dans une salle, et divers autres jeux de cartes et de dés dans la galerie. Cette académie se tenait au profit de M. le prince de R ..., qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiers étaient de notre société.» Le prince de R ... est Ragoeski. Ainsi le passage est textuelle- ment vrai; précieux témoignage de l'exactitude que l'abbé Prévost mettait à peindre les lieux et les circonstances de son roman. Heinrich, P. Prévost historien de la Louisiane. Etude sur la valeur docu- mentaire de Manon Lescaut. Paris, Guilmote, 1907. In 8°. Présentée comme thèse secondaire devant la faculté des lettres de Paris, cette étude, très sérieuse, est utile à consulter pour la dernière partie de Manon Lescaut. Shepherd, L. B. The Romanticism. of Boni Prévost d'Exilés' Novels. Chicago, 1910. Cette dissertation, écrite pour le grade de Master of Arts, se trouve, dactylo- graphiée, à la bibliothèque de l'Université de Chicago. Woodbridge, B. M. Romantic Tendencies in the Novels of the Abbé Prévost. PMLA, Vol. XXVI, 1911. Contribution importante. Les héros de l'abbé Prévost présentent des états émotifs qui sont généralement considérés comme appartenant à la période romantique. Il faut en tenir compte, 106 MANON LESCAUT avant l'œuvre de J. J. Rousseau; a fortiori, avant Werther, avant René, avant Childe Harold. Cleveland est romantique par la fatalité de la passion, romantique par sa frénésie. Au reste, si Prévost s'intéresse vivement à la psychologie, il n'a pas encore le sentiment de la nature. Peignant la mort de Manon en Amérique, il a laissé passer sans la saisir l'occasion de montrer les concordances entre la nature extérieure et ' l'âme du héros. Cet article est à retenir, dans le mouvement d'idées qui tend à revendiquer une place essentielle pour Prévost à l'époque du préromantisme. Pauli, F. Die philosophischen Grundanschauungen in den Romanen des Abbé Prévost, und besonders in der Manon Lescaut. Dissertation de Hamburg, Ebel, 1912. A le mérite d'attirer l'attention sur l'intensité de la vie religieuse et sur les préoccupations philosophiques qui caractérisent les romans de Prévost. Zimmer, F. Studien zur Romantechnik des Abbé Prévost. Dissertation de Leipzig. Coburg, A. Rossteutscher, 1912. Faible. La question de la technique de l'abbé Prévost pourrait être reprise entièrement. Chinard, G. L'Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au dix- septième et au dix-huitième siècle. Paris, Hachette, 1913. In-16. Le chapitre consacré à Cleveland et à Manon Lescaut est excellent, et compte parmi ceux qu'il faut retenir au premier chef. Reste à résoudre le problème ici posé (p. 271 et suivantes): quel rapport y a-t-il entre les Aventures de Monsieur Robert Chevalier dit Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la Nouvelle France, rédigées par M. Le Sage, et la trame de Manon Lescaut'/ Schroeder, V. L'Abbé Prévost journaliste. Revue du dix-huitième siècle, fasc. 2, 1914. De Villiers, Baeon M. Histoire de la fondation de la Nouvelle Orléans (1717-1722). Avec une Préface de G. Hanotaux. Paris, Imprimerie Na- tionale, 1917. In 8°. Cet ouvrage comprend, outre une partie historique utile à consulter, des essais d'identification des personnages de Manon Lescaut: essais ingénieux, mais qui ne dépassent pas l'ordre des hypothèses. Ces identifications, ainsi que d'autres antérieurement proposées, ont été examinées et critiquées avec beaucoup de bon sens et de finesse dans l'article suivant: Beaunier, A. La véritable Manon Lescaut. Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1918. BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE 107 Seillière, E. Le premier observateur français de l'âme anglaise: l'Abbé Prévost et son Cleveland. Comptes rendus de l'Académie des sciences morales et politiques, Mars 1918. Havens, G. R. The Date of Composition of Manon. Lescaid. MLN, Vol. XXXIII, 1918. Havens, G. R. The Abbé Prévost and Shakespeare. Modem Philology, Vol. XVII, No. 4 (August, 1919). Havens, G. R. The Abbé Prévost and English Literature. Princeton University Press; et Paris, Champion, 1921. In 8°. ("Elliott Monographs in the Romance Languages and Literatures," No. 9.) Voir sur ces ouvrages notre Etat des travaux concernant l'abbé Prévost et l'Angleterre. Henry, M. La Salpêtrière sous l'ancien régime. Paris, Le François, 1922. In 8°. (Thèse de doctorat en médecine.) Parmi les renseignements qui sont ici fournies sur la Salpêtrière (où l'on montre, aujourd'hui encore, la salle dite de Manon), on trouvera de très utiles données concernant l'arrestation, l'emprisonnement, le départ pour la colonie, et d'une manière générale la vie des filles de joie au dix-huitième siècle. En 1883 avait paru un ouvrage moins complet sur le même sujet: Docteur Louis Boucher, La Salpêtrière. Son histoire de 1656 à 1790. Ses origines et son fonctionnement au dix-huitième siècle. Etienne, S. Le genre romanesque en France depuis l'apparition de la Nouvelle Héloïse jusqu'aux approches de la Révolution. Paris, Colin, 1922. In 8°. D'une manière toute spéciale, l'auteur porte son attention sur Prévost, sur son originalité, sur les thèmes qu'il fournit à ses successeurs. Il revendique une très large place pour les romans de Prévost dans la prépara- tion de la Nouvelle Héloïse; et montrant leur influence à travers tout le siècle, il tend à déposséder Rousseau de la place exceptionnelle qu'on lui assignait pour l'obliger à partager avec Prévost son mérite ou son démérite dans la constitution du romantisme. Hazard, P. Manon Lescaut, roman janséniste. Revue des Deux Mondes, 1er ■ avril 1924. Ascoli, G. L'Abbé Prévost, dans l'Histoire illustrée de la littérature française, publiée sous la direction de J. Bédier et P. Hazard. Paris, Larousse, 1923-24. 2 vols. In 4°. Etude dense et très efficace. 108 MANON LESCAUT Mornet, D. Introduction à La Nouvelle Héloïse. Nouvelle édition. Paris, Hachette, 1925. 4 vols. In 8°. Cette remarquable introduction qui, avec la bibliographie, occupe le tome I tout entier, traite à fond toutes les questions relatives au roman au dix-huitième siècle. Bien que l'étude de ne commence qu' à la date de 1741, elle n'en est pas moins indispensable à consulter pour la reconstitution du milieu, de l'atmosphère, et pour la place de l'œuvre de Prévost dans le courant général de la production. X Henbiot, É. Les dessous de Manon Lescaut. Le Temps, 5 Avril 1926. Wilcox, F. H. Prévost's Translations of Richardson's Novels. Berkeley, Uni- versity of California Press, 1927. ("University of California Publications in Modem Philology," Vol. XII, No. 5.) Cachot, Ed. L'Abbé Prévost à Authouillet. I. Le Figaro, 1er avril 1926. Nous résumons ici cet article. Un M. Vigny, propriétaire des grands communs de l'ancien château d'Authou- illet, ayant appartenu à la famille de la Force, avait réuni des notes relatives à l'histoire de cette maison. Il est mort sans avoir publié ces notes, dont la trace même semble perdue. Mais M. Ed. Gachot en avait eu communication; il avait, en les lisant, consigné des passages relatifs à l'abbé Prévost; ce sont ces passages qu'il rapporte. Jacques Nompar de Caumont Vivonne, mort en 1699, avait mené la vie d'un grand seigneur ami des lettres. Son fils, Henry, continue la tradition; à Autouillet (le nom s'écrivait alors sans h) qui est devenu sa propriété depuis 1703, il reçoit l'abbé Prévost, dont il a suivi les sermons à Evreux. Après une éclipse de fortune son frère et héritier, Armand, reprend en 1728 un grand train de maison. L'abbé Prévost, venu de Rouen à Evreux, ainsi qu'il est mentionné dans l'Avertissement de Manon, serait arrivé à Autouillet le 9 ou le 10 juin 1728, pour un séjour d'une semaine. Obligé de rentrer à Paris, le duc de la Force voulut l'accompagner. Arrivés à Pacy à midi, à la porte de l'Eure, ils rencontrèrent le cortège des filles, et le modèle de Manon, et le modèle de Des Grieux. L'histoire serait donc directement empruntée à la réalité. D'après les notes de M. Vigny, le duc de la Force, ayant lu le tome VII des Mémoires et Avantures d'un Homme de Qualité, aurait fait des corrections en marge, rectifiant les détails de l'entrevue de Pacy selon ce qu'il avait vu lui-même; ce volume ainsi annoté aurait passé aux mains de M. Le Nourry, châtelain de Cracouville, près d'Evreux. Quand l'abbé Prévost devint aumônier du prince de Conti, il ne cessa de correspondre avec La Force. Tel est, dans ses données principales, l'article de M. Edouard Gachot, dont on voit le vif intérêt. Mais par quelle fatalité faut-il que les notes originales, qui auraient fourni peut-être références et documents, aient disparu? BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE 109 Robertson, Mysie E. I. Edition de L'Abbé Prévost, Mémoires et Avanturcs d'un homme, de qualité qui s'est retiré, du monde, Tome V (Séjour en Angleterre) Paris, Champion, 1927. In 8°. (Bibliothèque de la Revue de littérature comparée.) Foster, J. R. The Abbé Prévost and the English Novel. PMLA, Vol. LXI1, No. 2 (June, 1927). Elissa-Rhaïs, R. Une influence anglaise dans Manon Lescaut, ou une source du réalisme. Revue de littérature comparée, Octobre-Décembre 1927. Monglond, A. Histoire intérieure du prêromantisme français, de l'abbê Pré- vost à Joubert. Grenoble, Arthaud, 1929, 2 vol. In 8°. L'auteur, qui étudie les sources profondes du romantisme français, et les cherche à l'intérieur des âmes, ne manque pas de réserver une place de choix au préromantisme de Prévost. Les pages consacrées à Manon Lescaut sont d'une finesse et d'une pénétration extrêmes. INDEX Addison, Joseph, 85 Aiskew, Sir George, 91 Aîssé, MUe, 18 Allern, Maurice, 103 Arnaud, Baeulard d' ; voir Baeulard Arnauld, Antoine, 64, 65 Arnauld, la Mère Agnès, 64 Ascoli, G., 107 Augustin, saint, 64 Aynard, Joseph, 89, 103 Baeulard d'Arnaud, 43 Balzac, Honoré de, 74 Beaunier, A., 106 Behn, Aphra, 91, 92 Biographie Générale, 87 Blaze de Bury, F., 86, 104 Boileau, 34 Bois-Jourdain, 3 Bossuet, Jacques-Bénigne, 7S Bray, René, 33 Brunetière, Ferdinand, 72, 78, 104 Bury, B. F.; voir Blaze Caractères, les, 83 Chateaubriand, François-René de, 78 Chesnay-Desbois, Aubert de la, 87 Chinard, G., 106 Clarissa Harlowe, 87, 88 Cleveland, 15, 26 et suiv., 41, 43, 44, 59, 61, 73, 91 et suiv., 97 et suiv. Coculesco, S., 79 Colonel Jack, 90, 92 Coste, Pierre, 98 Cromwell, Oliver, 91 Daily Post, 6 Daniel, le Père, 60, 61 De Foe, Daniel, 36, 90, 92 et suiv. De Luçay, 104 De Villiers, Baron M., 106 Dévotion aisée, la, 60 Diderot, Denis, 43, 73 Doyen de Killerine, le, 34, 97 Dryden, John, 85 Ducarre, J., 80, 101, 103 Dumas fils, Alexandre, 102 Dupuis, A. N., 103 Elissa-Rhaïs, Roland, 90, 109 Encyclopédie moderne, 2 Enéide, 30 Essai sur l'entendement humain, 98 Etienne, Servais, 42, 107 Eyles, Francis, 86 Femme au XVIIIe siècle, La, 33, 35 Fénelon, François de Salignac de la Mothe-, 83, 95 Firmin-Didot, Ambroise, 2 Force, Mlle de la, 95 Formation de la doctrine classique en France, La, 33 Foster, James R., 99, 108 France, Anatole, 102 Froger, L., 105 Gachot, Edouard, 11, 10S Gil Bios, 72 Gildon, Charles, 85 Gomberville, Marin Le Roy de, 95 Goncourt, Edmond et Jules de, 35 Gravier, H., 105 Gustave Vasa, Histoire de Suède, 95 Harrisse, Henry, 4, 6, 15, 87, 88, 89, 91, 101, 104 Hauréau, B., 87 Havens, George R., 85, 86, 88, 89, 93, 107 Haywood, Eliza, 90 et suiv. 112 MANON LESCAUT Hazard, P., 107 Heinrich, P., 105 Henriette d'Angleterre, 61 Henriot, E., 10S Henry, M., 107 Histoire de Colombine, 95 Histoire du Chevalier Grandison, 87 Histoire d'un voyage littéraire fait en 1733 en France, en Angleterre, et en Hollande, 3 Histoire générale des voyages, 27 Histoire littéraire du Maine, 87 Histoire universelle, 60 Hobhes, Thomas, 98 Horace, 29, 30, 34, 83 L'Hôtel de Transylvanie, 40 Injured Husband, The, 90 Iphigénie, 30 Jansénius, 67, 69 Jordan, Charles, 3 Journal de Trévoux, 61 Kawczynski, Max, 97, 104 La Bruyère, Jean de, 83 Lamartine, Alphonse de, 80 La Place, 92 Le Blanc, l'Abbé, 3 Le Breton, A., 104 Lebrun (Jésuite), 89 Lesagc, Alain René, 36, 72 Lescure, M. de, 39, 102 Le Tellier, le Père Michel, 64 Lettres historiques et galantes, 64 Lettres philosophiques, 72 Leviathan, 98 Lillo, George, 85 Loaisel de Tréogate, 43 Locke, John, 98 Loyola, Ignace de, 60, 61 Marivaux, Pierre Carlet de, 38, 71, 72 Masson, Pierre Maurice, 43 Mélanges historiques, 3 Mémoires et avantures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde, 15, 18, 20, 22 et suiv., 41, 64, 83, 86, 88, 89, 101, 10S Moll Flanders, 36, 90, 92 Monglond, A., 42, 109 Morillot, P., 104 Mornet, Daniel, 42, 107 Mouton, L., 40, 105 Nouveau voyage de France géographique, ... , 39 Nouvelle Héloïse, 41, 42, 73, 107 Noyer, Mme du, 64 Oroonoko, 91, 92 Patnela, 37, 87, 88 Paméla, 36 Pascal, Biaise, 62, 65 Paul, Saint, 67 Pauli, F., 106 Pensées de M. l'Abbé Prévost, 38, SI Phèdre, 35 Philosophe Anglais; voir Cleveland Pilon, Edmond, 103 Polexandre, 95 Pope, Alexander, 85 Pour et le Contre, Le, 1, 3, 6, 61, 71, 85, 86, 91, 93 Prévost à Autouillet, L'Abbé, 11 Prévost's Translations of Iïichardson's Novels, 87 Princesse de Clèves, 40 Provinciales, les, 63, 65 Quesnel, le Père, 64, 67 Racine, Jean, 30, 31, 35, 64, 75, 83 Radcliffe, Ann, 99 Rallow, William, 91 Read's Weekly Journal, 7 Richardson, Samuel, 36, 37, 87, 99 Robertson, Mysie E. L, 6, 7, 86, 88, 108 Robinson Crusoe, 93 et suiv. Rousseau, Jean-Jacques, 41, 43, 73, 74, 78 INDEX 113 Rowe, Nicholas, 85 Roxana, 90 Saint-Hyacinthe, Théniiseul de, 93 .Saint-Marthe, Denys de, 64 Sainte-Beuve, Charles-Augustin, 2, 3. 75, 102, 103 Sanchez, 63 Schroeder, Victor, 73, 95, 103, 104, 106 Seillière, E., 91, 106 Sessions Rolls, 86 Shaftesbury, Anthony, 85 Shakespeare, William, 85 Shepherd, L. B., 105 Sichel, J., 105 Sir Charles Grandison, 87, 88 Spectator, 86 Steele, Richard, 85, 97 Stendhal, 74 Suite de l'Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, 83 Swift, Jonathan, S5 Tatler, 97 Télémaque, 17, 83, 95 Thérive, André, 103 Thibault, Dom Pierre, 65 Thou, J.-A. de, 60 Tréogate, Loaisel de; voir Loaisel Turcaret, 36 Vattier, Abbé Am., 104 Venables, 91 Vie de Marianne, 71 Vie monastique de l'Abbé Prévost, La, 8! Vinet, Alexandre, 72 Virgile, 83 Voltaire, 64, 72 Waldberg, Max Freiherr von, 95, 105 Wilcox, Frank H., 87 et suiv., 108 Woodbridge, B. M., 105 Zimmer, F., 106 [5'ïïïï] Duo ■i nflflT-frttBUp. 2 11987 1 L ,. £& -14 19B8 Data Duo Ralurned Duo RoJurnad Jtfttl*^- m n WW-2 3 '1991 JW- 0 1 ^? - ;•'— • iLJWLu !JP * 1994 îM. MAR, OJ 2Hfo 0 3 ?003 3 1262 00041 4812 ïh° *-? & » "' " ta KEEP CARD IN POCKET Date Du_e_ DUE